AFRIQUE : LES 61 ANS DE NOS FAUSSES INDÉPENDANCES

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Nos grands-parents, qui payèrent un lourd tribut aux travaux forcés, ne désiraient qu’une chose : le départ du colon. Pour eux, la colonisation ne fut jamais une chose positive, contrairement à certains Français qui n’attendent que la gratitude et les remerciements des Africains parce que leurs ancêtres auraient créé, pour eux et chez eux, des routes, écoles, dispensaires et chemins de fer. Or “ce qui se fait pour nous, sans nous, est fait contre nous” (Nelson Mandela).

Les chemins de fer n’ont profité au colonisé qu’après coup. Ils étaient construits d’abord dans l’intérêt de la Métropole puisqu’ils devaient permettre de transporter le cacao, le café ou le coton des plantations au port. On peut en dire autant de l’école. Si elle avait été voulue pour le bien des indigènes, le colon aurait privilégié, non pas, la production hâtive d’enseignants et d’interprètes, mais, la formation de scientifiques et de techniciens à qui il aurait appris comment transformer les matières premières, comment produire de l’énergie solaire, etc (sur notre photo le Sénégalais Léopold Sédar Senghor avec son frère le Camerounais Ahmadou Ahidjo tous les deux installés au pouvoir par la France).

Nos grands-parents souhaitaient le départ du colon. On comprend donc qu’ils aient célébré l’avènement des indépendances, celles-ci étant perçues par eux comme la fin d’un chapitre et le début d’un nouveau. Ils espéraient qu’elles apporteraient la liberté et la prospérité à tout le monde mais, 61 ans après, grande est la désillusion de leurs enfants et petits-enfants car on est très loin du bond qualitatif escompté.

En effet, l’agriculture, sur laquelle reposerait le succès de certains pays, n’a jamais été motorisée ; les travaux champêtres se font toujours avec la machette ou la daba ; ceux qui ont étudié au pays des Blancs n’ont jamais été capables de fabriquer un vélo ou une aiguille ; quand une machine tombe en panne, il faut payer le billet d’avion, aller-retour, du Blanc pour qu’il vienne la réparer ; dans l’administration comme à l’école, on n’utilise que les langues du Blanc. Certains Nègres sont fiers de faire leur thèse sur les penseurs occidentaux, oubliant que ces penseurs ont réfléchi et écrit sur les problèmes de leur temps et milieu. Ils sont heureux de citer Gérard Genette, Emmanuel Kant, Emile Durkheim, Kelsen Hans, John Maynard Keynes, mais, ils ont honte de parler des travaux de Tchundjang Pouemi, de Jean-Marie Adiaffi, de Mongo Beti, de Cheikh Anta Diop, de Ngugi Wa Thiong’o ou de Joseph Ki-Zerbo. Ils ont oublié, ces “peaux noires, masques blancs”, que s’ouvrir à l’extérieur ne signifie pas nécessairement se renier, que “rien n’est plus aliénant qu’une image de soi et de sa place dans le monde qui se nourrit des désirs et du discours des autres” (Aminata Traoré) et que “ce n’est qu’en enfonçant ses racines dans la terre nourricière que l’arbre s’élève vers le ciel” (Birago Diop). Dans d’autres domaines, les choses se sont carrément empirées : les hôpitaux, où il faut payer avant d’être consulté et soigné, sont devenus des mouroirs, les Houphouëtistes n’ont pas empêché que les grandes écoles et avenues de Yamoussoukro tombent en ruine ; les internats n’existent plus et peu de nouveaux collèges ont été ajoutés à ceux laissés par le colon.

Celui-ci s’entend bien avec les nouveaux dirigeants dont les biens mal acquis (propriétés, voitures luxueuses, comptes bancaires) en France se chiffreraient en centaines de millions d’euros, si l’on en croit l’enquête de Fabrice Arfi de ‘Médiapart’. L’Algérie aurait déjà récupéré une bonne partie de ces biens mal acquis. “Nous te laissons déposer ici l’argent volé à ton peuple. Tu nous en donnes un peu pour nos campagnes électorales et nous ferons tout pour que tu conserves le pouvoir dans ton pays. Tant que tu sers nos intérêts, tant que tu es favorable au F CFA et au maintien de nos bases militaires en Afrique, tu peux te soigner ici avec ta famille, tu peux même briguer un troisième mandat”, voilà comment raisonnent les successeurs du colon quand ils s’adressent à nos pantins de présidents et voilà qui montre que la France est toujours parmi nous, avec nous et contre nous.

Pourquoi ne s’en alla-t-elle jamais ? Pourquoi s’agrippe-t-elle tant à nos pays ? Pourquoi refuse-t-elle de nous lâcher ? Parce qu’elle deviendrait rapidement plus pauvre que le Portugal dont les ressortissants sont désormais obligés d’aller chercher du travail à Luanda. Pour survivre, pour faire partie des grandes nations, la France a besoin de mettre à la tête de nos pays des hommes de paille, des béni-oui-oui, dont la mission première est de l’aider à piller nos richesses. Les insoumis comme Um Nyobè, Olympio, Sankara ou Modibo Keïta, furent assassinés ou renversés avec l’aide de certains Africains indignes et stupides. Ainsi, fonctionne la fameuse Françafrique dont le Togolais, Kofi Yamgnane, semble avoir donné la meilleure définition lorsqu’il parle de “relations bilatérales incestueuses entre certains chefs d’Etat africains et le chef de l’Etat français, relations qui présentent de multiples facettes : le soutien ou la tolérance vis-à-vis de régimes politiques dictatoriaux, parfois, installés par le gouvernement français lui-même, malgré le rejet de la majorité des habitants ; les circuits mafieux d’argent ; le déni de l’Histoire ; des politiques de solidarité qui s’effritent ; des interventions militaires improvisées et l’absence totale de respect des peuples africains et de leurs dirigeants” (cf. ‘Afrique. Introuvable démocratie’, Paris, Editions Dialogue, 2013).

Cette histoire de “Je pars mais je continue à agir dans vos pays à travers mes marionnettes” dure depuis 61 ans. Et aucun changement positif n’est intervenu dans la vie des populations. En revanche, les pseudo-indépendances ont enrichi la France et ses esclaves. Et cette richesse gagnée sur le dos du peuple donne à ces derniers l’illusion qu’ils sont importants et qu’ils ont réussi. Or peut-on fanfaronner, faire de grands discours sur la souveraineté, se pavaner dans de grosses cylindrées, se donner des titres quand tout vous échappe et que ce sont d’autres, l’ancien colonisateur en l’occurrence, qui contrôlent votre économie, votre monnaie, votre santé, votre éducation, votre armée et même votre politique ?

Non, nos pays ne sont pas encore indépendants et seuls des inconscients peuvent danser et se réjouir le 7 août (date de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, ndlr) car être indépendant, c’est avoir la liberté de nouer des relations avec qui on veut, disposer de sa propre monnaie, ne pas avoir une armée étrangère sur son sol, décider par soi-même et pour soi-même. Certains soutiennent que, en 1960, nous avons arraché l’indépendance politique. Ce n’est pas vrai pour tous ceux qu’on appelle abusivement “pères de la nation”. Ahmed Sékou Touré a refusé que la France continue à contrôler la Guinée. Quant aux autres, tout laisse penser qu’ils ne voulaient pas couper le cordon ombilical. Senghor, l’un d’entre eux, était ouvertement hostile à l’indépendance comme le montre bien son discours de 1950 au Parlement européen de Strasbourg : “Au siècle polytechnique de la bombe atomique, le nationalisme apparaît dépassé et l’indépendance n’est qu’une illusion.” En 1956, il récidive en affirmant que “parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air, ce n’est pas raisonner, c’est poser un faux débat” (cf. Marcien Towa, ‘Léopold Sédar Senghor : Négritude ou servitude ?’, Yaoundé, CLE, 1971).

“Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir”, disait Frantz Fanon qui, avant Jacob Desvarieux et Kassav’, avait jeté un pont entre les Antilles et l’Afrique. Arracher la vraie indépendance, laquelle indépendance devrait rimer avec responsabilité et amour de la patrie, telle est peut-être la mission de notre génération. Pour réussir une telle mission, il est nécessaire que les souverainistes africains soient clairs, vrais et conséquents avec eux-mêmes. Cela veut dire rompre avec la duplicité et l’amusement, s’occuper vraiment du peuple en mettant à sa disposition les infrastructures les plus élémentaires, s’appuyer comme la Centrafrique sur un allié fort et craint. Le peuple n’accordera sa confiance qu’aux leaders, qui auront compris que les discours sur l’indépendance réelle doivent être toujours en accord avec les actes. Il se méfiera, en revanche, de ceux qui veulent sortir des griffes de l’ancienne puissance coloniale alors qu’ils ne sont point gênés de faire défiler leur armée sur les Champs-Elysées, de céder des pans entiers de l’économie de leur pays aux entreprises françaises, de faire l’éloge du F CFA, de garder leur argent en France, de s’y soigner, etc.

Jean-Claude DJEREKE

est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).

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