Ils se sont tus sur le troisième mandat anticonstitutionnel de Dramane Ouattara qui fit des blessés et des morts parmi lesquels N’guessan Koffi Toussaint dont la tête, tranchée, fut utilisée comme balle de football en novembre 2020, sur le maintien en prison pendant 13 ans de civils et militaires qui avaient défendu les institutions de la République, sur l’arrestation et la détention arbitraires de l’activiste, Pulchérie Gbalet, le 22 août 2022.
Ils n’ont rien dit sur le détournement de l’argent public (des centaines de milliards de F CFA) par des fonctionnaires proches de Ouattara, ni sur la répression des meetings et manifestations des partis de l’opposition et mouvements de la société civile, ni sur la destruction de certains bidonvilles (Abattoir, Washington, Gobelet, Gesco et Boribana).
En 2011, déjà, ils étaient restés muets sur l’ingérence grossière et injustifiée de la France dans nos affaires, laquelle ingérence aboutit au bombardement des symboles de notre souveraineté (camps militaires, résidence présidentielle, Radiotélévision, etc.) par l’armée française lors de la crise post-électorale (sur notre photo, les anciens syndicalistes, Simone et Laurent Gbagbo, pendant la belle époque du syndicalisme).
Pourquoi les enseignants ivoiriens ont-ils la bouche fermée ? Pourquoi ne se dressent-ils pas contre l’imposture ? Pourquoi ne s’insurgent-ils pas contre le dépeçage et la mise en coupe réglée du pays ? Pourquoi ne bougent-ils pas ? Pourquoi ne se prononcent-ils pas sur le 4e mandat que Ouattara s’apprêterait à briguer ? Se rendent-ils compte que “tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter ou à rire” (cf. Paul Nizan, “Les Chiens de garde”, Paris, Rieder, 1932) ? Comment devrait-on les appeler désormais ? Peut-être des larbins démissionnaires car ne peut être appelé intellectuel celui qui se “réfugie dans le petit monde académique, où il s’enchante lui-même de lui-même, sans être en mesure d’inquiéter qui que ce soit en quoi que ce soit” (Pierre Bourdieu, “Contre-Feux 2”, Raisons d’agir, Paris, 2001). Peut-être des diplômés dépourvus d’éthique et de patriotisme, tant chacun d’eux ressemble à cet individu qui “travaille dans la subordination aux politiciens et aux marchands, même brutaux et incultes », tant leur projet « n’est pas la recherche de la vérité, ni la résolution, au moyen de la théorie et de l’action raisonnée, des problèmes que la vie leur impose autant que les relations avec les autres mais de s’intégrer dans les réseaux administratifs, entrer dans les circuits où se stockent et se redistribuent les biens rares, les honneurs et les plaisirs” (cf. F. Eboussi Boulaga, ‘L’intellectuel exotique’, dans “Politique africaine”, Année 1993/51, pp. 30-31).

Notre pays n’aurait-il produit, ces quinze dernières années, que des “parasites, des superflus ou des pseudo-intellectuels” (cf. Eboussi, Ibidem, p. 32) ? Et pourtant, il donna à voir, dans les années 1970, 1980 et 1990, des enseignants combattifs et intrépides. En ces années-là, en effet, le syndicat national de l’enseignement secondaire de Côte d’Ivoire (SYNESCI) et le Syndicat national de la recherche et de l’enseignement supérieur (SYNARES) étaient à la pointe du combat contre le parti unique qui voulait obliger tout le monde à voir et à réfléchir comme Houphouët-Boigny. Des gens comme Laurent Akoun, Angèle Gnonsoa, Marcel Etté, Harris Memel Fotê, Barthélemy Kotchy, Christophe Dailly, Charles Nokan, Francis Wodié, Bernard Zadi Zaourou, Raymond Koudou Kessié, René Degni-Segui, Simone Gbagbo, Zacharie Séry Bailly… n’avaient pas peur de mouiller le maillot pour que la justice et la liberté triomphent dans notre pays.
Il est vrai que le régime policier et dictatorial instauré par Ouattara n’a pas permis aux syndicats de jouer pleinement leur rôle mais toute personne honnête reconnaîtra que plusieurs enseignants ont embrassé la « mangecratie » et choisi de faire passer leurs intérêts avant ceux de la collectivité et c’est ce qui fait la différence entre eux et les enseignants du Sénégal. En effet, dès que Macky Sall décida que l’élection présidentielle ne se tiendrait plus le 25 février 2024, comme cela était prévu dans la Constitution mais en décembre 2024, les membres du Collectif des universitaires pour la démocratie (CUD), un groupe qui compte plus de 200 membres, montèrent au créneau pour désavouer le président sénégalais. Le plus intéressant, c’est que ce Collectif promettait de “mener la lutte aux côtés de toutes les forces vives de la nation et voulait saisir cette occasion pour appeler à la mise en place d’un Front républicain regroupant tous les organismes investis dans le combat”.
Le Sénégal et la Côte d’Ivoire ont copié beaucoup de choses faites en France. Or, en France, rares sont les intellectuels qui se désintéressent de la chose politique, ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne où les intellectuels ont toujours eu tendance à se tenir à l’écart de la vie politique” (cf. Alfred Grosser, “La démocratie de Bonn”, Paris, Armand Colin, 1958). Pour sa part, René Rémond note que, en France, “l’intellectuel jouit d’un prestige particulier et que son intervention dans la vie politique est tenue pour naturelle, même sollicitée ». Rémond poursuit : « Ce qui ailleurs serait réputé confusion des plans est ici admis comme légitime.“(cf. R. Rémond, ‘Les intellectuels et la politique’, “Revue française de science politique”, Année 1959/ 9-4/ pp. 860-880).

Le 23 février 2024, le professeur, Nyamien Messou, qui fut secrétaire général du SYNARES pendant 23 ans, assurait que les membres du SYNARES n’allaient pas se renier et que le syndicat “resterait égal à lui-même au sortir du 8e congrès ordinaire qui marquerait un nouveau départ. “Ce départ permettrait au mouvement syndical universitaire de se pencher sur les sujets d’intérêt national, y compris, les dossiers politiques parce que ce qui arrive à l’Etat et au pays nous concerne comme cela a été le cas notamment en 2002 lorsque le pays a été confronté à une rébellion armée politique. A cette époque, en effet, on s’en souvient, le SYNARES avait pris fait et cause pour l’Etat de Côte d’Ivoire attaqué”, ajouta-t-il.
Le SYNARES et le SYNESCI retrouveront-ils leur courage et détermination d’antan ? On ne peut que le souhaiter car le pays se meurt et l’enseignant, un homme parmi les hommes, “ne devrait pas contempler la société du haut de sa science” (P. Bourdieu), mais, s’engager contre tout ce qui bafoue la dignité humaine.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).