« Roma locuta, causa finita » (Rome a parlé, la cause est entendue). Cette formule était employée jadis dans les milieux catholiques pour signifier que, quand le pape avait parlé ou décidé, le débat était clos. Prêtres et fidèles laïcs n’avaient plus qu’à obéir ou à s’exécuter. La parole du pape n’est plus perçue comme une parole définitive depuis 1968, année où un bon nombre de catholiques critiquèrent « Humanae vitae » (sur le mariage et la régulation des naissances), l’encyclique où Paul VI interdisait les méthodes contraceptives artificielles. Certains avaient qualifié le texte de préhistorique.
Le 24 mars 2025, les évêques catholiques de Côte d’Ivoire ont parlé de la prochaine élection présidentielle. Mais, ont-ils dit ce que la majorité des Ivoiriens voulait entendre ? Leur parole a-t-elle un tant soit peu dissipé nos craintes et angoisses, refermé nos blessures béantes, rallumé l’espoir qui était presque mort en nous ? Non. Peut-on prendre la parole après eux ? Bien sûr que oui parce qu’ils ont simplement ouvert un débat essentiel qui devrait intéresser tous les citoyens.
J’ai trouvé deux limites dans leur déclaration. Avant d’exposer ces limites, je voudrais les féliciter sincèrement et publiquement de s’être exprimés sur le scrutin d’octobre 2025 car, comme le disait un ami musulman, eux au moins, ils donnent régulièrement leur opinion sur les problèmes du pays alors que le destin de la patrie devrait préoccuper tous les guides religieux (sur notre photo, les embrassades entre le cardinal et Alassane Ouattara qui ne doit pas se présenter pour un 4e mandat).
La première limite, c’est que les évêques donnent l’impression de ménager la chèvre et le chou en interpellant en même temps gouvernants et partis d’opposition au lieu de parler clairement à celui dont les décisions discutables et l’entêtement risquent de plonger le pays dans une nouvelle grande crise. Car, franchement, qui protège les Microbes et les propriétaires du gbaka vert ? Qui a caporalisé les médias d’Etat ? Qui promeut uniquement les gens ayant des noms à consonance nordique ? Qui a mis les Ivoiriens sur écoute ? Qui a utilisé le Grumman présidentiel pour arrêter et ramener en Côte d’Ivoire un cyberactiviste réfugié en Mauritanie ? Qui a essayé de renverser des présidents dans les pays voisins ? Qui a donné des condamnations farfelues (20 ans de prison) à des gens acquittés par la CPI ? Qui refuse un audit de la liste électorale et une réforme de la commission électorale qui n’est ni équilibrée ni indépendante ? Qui empêche opposition et société civile de marcher ou de manifester ? Qui use et abuse du concept d’atteinte à la sécurité intérieure pour arrêter et jeter en prison quiconque ose critiquer le régime ? Qui garde en prison et en exil des Ivoiriens 14 ans après la crise post-électorale ? En 2011, qui a fait fermer les banques étrangères et imposé un embargo sur les médicaments ? Ce n’est ni Gbagbo ni Affi N’Guessan ni Tidjane Thiam ni Simone Ehivet ni Charles Blé Goudé, mais, le parti au pouvoir.

C’est donc celui-ci et son chef qu’il faut apostropher. Il ne me semble ni juste ni honnête de mettre dans le même sac parti au pouvoir et opposition. Pour Hannah Arendt (1906-1975), laisser penser que tout le monde est coupable, c’est nier la culpabilité personnelle et dédouaner Eichmann des crimes qu’il a commis (cf. « Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal », Paris, Gallimard, 1991). En d’autres termes, la philosophe allemande rejette la culpabilité collective pour la raison suivante : en rendant tout le monde coupable ou responsable, on blanchit ceux qui avaient réellement fait quelque chose (cf. « Responsabilité et jugement », Paris, Payot, 2009).
C’est le lieu de rappeler que Jésus ne disait pas « il y a des gens qui aiment les premiers sièges et les salutations sur les places publiques » mais « vous, les pharisiens, vous êtes hypocrites car vous aimez occuper les premiers sièges dans les synagogues et les salutations sur les places publiques » (Luc 11, 43).
En février 2010, au lieu de tenir un discours généralisant, les évêques burkinabè se sont adressés à Blaise Compaoré, lui demandant de ne pas modifier l’article 37 de la Constitution.
En janvier 2025, plusieurs évêques camerounais ont exigé haut et fort le départ de Paul Biya du pouvoir après avoir dénoncé l’échec de son régime.
Je voulais savoir pourquoi certaines personnes ont du mal à appeler les choses par leur nom et une voix m’a répondu ceci : quand on s’est habitué à mendier même les plus petites choses, quand on traîne de lourdes casseroles, quand on préfère les vins capiteux et le caviar des puissants à la banane braisée du pauvre, il est difficile d’être porteur d’un discours clair et ferme.
Les gens qui cherchent à plaire à tout le monde, ceux qui ne sont ni chauds ni froids, gagneraient à changer de comportement le plus tôt possible s’ils ne veulent pas être vomis de la bouche de Yahvé (Ap 3,16). Notre pays est dans cette situation en partie parce que ceux qui devaient dire la vérité se refusent à la dire.
La seconde limite, c’est le caractère équivoque de l’expression « élection inclusive ». Pourquoi ? Parce que, objectivement, cela veut dire que tout le monde, Alassane Ouattara y compris, devrait être autorisé à participer à la compétition. Or celles et ceux qui parlent d’élection inclusive pensent spontanément à Laurent Gbagbo, Guillaume Soro et Charles Blé Goudé. Ils estiment que les noms de ces trois leaders devraient figurer sur la liste électorale. Ils sont en revanche opposés à la candidature de Dramane Ouattara qui a déjà fait plus de deux mandats.

C’est Albert Camus qui disait que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Il n’est jamais mauvais de se prononcer sur les questions qui travaillent une société. Mais, cela ne suffit pas. Encore faut-il bien identifier ce qui fait que cette société tourne en rond. De mon point de vue, il y a une seule personne qui bloque la Côte d’Ivoire depuis le 24 décembre 1999. Le 10 octobre 2020, au stade Félix Houphouët-Boigny, Marcel Amon-Tanoh parlait de cette personne en ces termes : « Nous sommes prêts à mourir pour libérer notre pays de la dictature d’Alassane Ouattara. Nous en avons marre. Dites-lui de libérer notre pays et de nous le rendre. »
Il est regrettable que le sieur Amon-Tanoh ait ravalé ses vomissures pour reprendre du service auprès de Ouattara, preuve que certains Ivoiriens manquent de dignité et de cohérence, mais, beaucoup d’entre nous auraient aimé que nos évêques se montrent un peu plus courageux et fermes à l’égard de l’homme qui, avec la complicité de la France, a pris notre pays en otage et maltraite le peuple ivoirien depuis 26 ans.
Jean-Claude Djéréké
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).