A Christophe Boisbouvier de RFI, qui l’interrogeait, le 31 décembre 2019, sur le mécontentement et la colère des populations de l’Afrique francophone contre la France, Achille Mbembe répondit qu’il n’y avait pas de sentiment anti-français mais “une demande de décolonisation qui n’est pas dirigée contre la France”.
Je suis d’accord avec l’historien camerounais que la décolonisation de l’Afrique francophone n’a pas encore eu lieu, sinon, la France ne s’immiscerait plus dans nos affaires, ne se permettrait pas d’installer à la tête de nos pays des dictateurs corrompus et béni-oui-oui, n’oserait pas bombarder, en 2011, la résidence présidentielle ivoirienne pour arrêter Laurent Gbagbo et le remettre aux rebelles de Dramane Ouattara, aurait fermé, depuis longtemps, ses bases militaires en Côte d’Ivoire, au Gabon, au Sénégal et à Djibouti, ne parlerait pas à la place des pays francophones à l’ONU, laisserait les 14 pays de la Zone Franc créer et gérer, eux-mêmes, leurs monnaies, ne confisquerait pas, indûment, les réserves de change de ces pays (14 milliards d’euros) au Trésor public français, n’exigerait pas que ses sous-préfets lui accordent le monopole sur des pans entiers de notre économie, etc.
Qui n’a pas connaissance de ces vérités élémentaires ? Qui ne sait pas, même à Kabacouma ou à Ouangolodougou, que “le malheur de l’Afrique, c’est d’avoir rencontré la France” (Aimé Césaire) ? Qui ignore que c’est en grande partie la politique inhumaine, criminelle et prédatrice des gouvernements français successifs qui fait que l’Afrique francophone accuse un retard considérable par rapport aux ex-colonies britanniques, quel que soit l’angle envisagé ?
Si la “patrie de la liberté et des droits de l’homme” est, non pas le seul, mais le responsable numéro 1 de nos malheurs, d’où vient donc que M. Achille Mbembe affirme que notre légitime exigence de décolonisation n’est pas dirigée contre la France ? Pourquoi nous sert-il cette soupe infâme qui consiste à la fois à exposer les crimes de l’ennemi et à refuser de dévoiler le malfaiteur ? De quoi ou de qui a-t-il peur pour ne pas aller jusqu’au bout de sa pensée ? Bref, si ce n’est pas la France qui “fout la merde” chez nous, c’est quel pays alors ?
Chacun aura perçu ici toute l’ambiguïté et toute la lâcheté du personnage que les médias français veulent nous imposer en le présentant comme un des “dix penseurs africains qui veulent achever l’émancipation du continent” (cf. Séverine Kodjo-Grandvaux dans “Le Monde Afrique” du 28 octobre 2016). Quand on revendique la décolonisation du continent, le moins que l’on puisse faire, c’est de désigner clairement ceux qui refusent cette décolonisation. En d’autres termes, il ne suffit pas d’ergoter ou de discutailler indéfiniment sur la colonisation qui perdure et ses effets négatifs. Encore faut-il exposer au grand jour ceux qui sont opposés à ce que les Africains prennent leur destin en main.
Cette ambiguïté m’est d’autant plus insupportable que Mbembe a écrit un très beau livre sur le résistant et nationaliste camerounais, Ruben Um Nyobè, assassiné par la France. Le leader de l’Union des populations du Cameroun (UPC) brillait par un courage et un franc-parler extraordinaires. Mbembe est aussi l’auteur de “Afriques Indociles” dont je fis une élogieuse recension, en 1988, dans la revue “Zaïre-Afrique” éditée à Kinshasa (RDC).
En s’abstenant de dire que la demande de décolonisation de l’Afrique francophone est dirigée contre la France, Achille Mbembe prouve, tout simplement, qu’il manque de personnalité et de courage. Il a peur de dire sur RFI ce que les gens disent dans les quartiers et bidonvilles. Il craint d’avouer que la colère et l’exaspération des Africains s’adressent au gouvernement français ; il a peur de froisser ses maîtres français (Jean-François Bayart et Compagnie) parce que la France pourrait lui refuser le visa, ne plus lui tendre complaisamment le micro pour qu’il débite des choses que l’oligarchie politico-financière française aime entendre.
Pour ceux qui ne le sauraient pas, quelques universitaires français avaient publié une tribune dans “Le Monde” du 18 janvier 2011. Cette tribune dont le manque de rigueur et la partialité sautent facilement aux yeux, traitait Laurent Gbagbo de “chef ethnocentriste qui s’accroche au pouvoir”. Le fait qu’Achille Mbembe se soit associé à des haineux et racistes notoires comme Jean-Pierre Dozon, Claudine Vidal, Emmanuel Terray, Eric Lanoue, Marie Miran Guyon, Marc Le Pape… pour préparer les esprits au bombardement de la résidence présidentielle par le voyou Sarkozy, en 2011, l’a, complètement, discrédité. Dans « L’Afrique francophone peut-elle s’en sortir ? », ouvrage à paraître, bientôt, je le considère, volontiers, comme un agent de l’impérialisme français qui ne peut impressionner que les petits journalistes et néo-colons français. Je lui préfère, de loin, les Kémi Séba, Aminata Traoré, Moussa Dembélé, Nicolas Agbohou, Mamadou Koulibaly, et autres. Ceux-là ont des “couilles”, ont le courage d’appeler les choses par leur nom et ne sont pas près de courber l’échine devant n’importe quel petit Français. Pour avoir été parmi les premières personnes à dévoiler les vraies intentions de l’Opération Serval au Mali, la sociologue et ancienne ministre de la Culture et du Tourisme du Mali (Aminata Traoré) fut empêchée de se rendre en France où elle devait participer à une conférence. Je ne crois pas que cela troubla un seul instant le sommeil de cette digne et brave Africaine.
Quelques semaines après la parution de la tribune sur Laurent Gbagbo et probablement gêné aux entournures par la réaction des pro-Gbagbo, Mbembe aurait écrit un autre texte pour expliquer qu’il n’avait pas lu la tribune des Dozon avant de la signer. Si cette information est vraie, le penseur camerounais aggrave son cas car comment peut-on se dire intellectuel et signer un papier dont on n’a pas pris le soin de bien examiner chaque mot et chaque phrase ?
Quoi qu’il en soit, le “chef ethocentriste” a été acquitté, le 15 janvier 2019, par les juges de la Cour pénale internationale. J’aurais bien aimé savoir comment Mbembe s’est senti ce jour-là, ce qu’il a éprouvé en son âme et conscience. Je n’ai pas encore trouvé un seul article de lui sur les deux mandats de Dramane Ouattara, l’homme installé au pouvoir par Nicolas Sarkozy. De deux choses l’une : ou bien, il n’a aucune information sur le régime dictatorial et sanguinaire d’Abidjan, chose qu’il m’est difficile de croire, ou bien, il est au courant de toutes les violations des droits de l’homme dont Ouattara s’est rendu coupable, mais, a reçu la ferme consigne de ne pas en parler.
En conclusion, je voudrais faire la remarque suivante : être intellectuel, ce n’est pas, d’abord, une affaire de “je suis docteur en ceci ou cela” ou “j’enseigne dans telle ou telle université”, mais, si je suis capable de m’exprimer librement et sans peur, si je ne retourne pas facilement ma veste, si je peux avoir une position claire et l’assumer, quoi qu’il m’arrive. Emile Zola, Mongo Beti et Bernard B. Dadié, n’étaient ni docteurs ni enseignants d’Université. Et pourtant, ils continuent de susciter respect et admiration. Pourquoi resteront-ils longtemps dans le cœur des gens ? Parce que leurs positions sur la vérité et la justice étaient courageuses et sans ambiguïté’.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).