“ Chirac, grand humaniste ; Chirac, sincère défenseur de l’Afrique » ! Si de tels qualificatifs étaient sortis de la bouche de ceux qui, dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002, ont éventré des femmes enceintes et ôté la vie à des centaines d’Ivoiriens dont Me Emile Boga Doudou, le général, Robert Gueï, et une soixantaine de gendarmes désarmés, on aurait trouvé cela un peu “normal” puisque c’est la France, dirigée à l’époque par le criminel et colon Chirac, qui avait armé et soutenu ces voyous et incultes pompeusement baptisés “Forces nouvelles”, avant d’exiger qu’ils soient nommés ministres comme si George W. Bush pouvait demander au même Chirac d’octroyer des portefeuilles ministériels aux assassins du préfet Claude Erignac.
Mais qu’un tel hommage vienne d’un ancien ministre, d’un fils de l’Ouest où les plus grands massacres ont été perpétrés et d’un vice-président d’EDS qui se targue d’avoir pour référent Laurent Gbagbo que Chirac voulait renverser en 2004, voilà qui choque et pousse à se poser les questions suivantes : Gagnerons-nous un jour le combat de la liberté et de la souveraineté ? Combattons-nous avec des gens sérieux, honnêtes et patriotes ? Nos frères et sœurs calcinés, mitraillés ou égorgés seraient-ils morts pour rien ? Ces huit années d’exil avec leur lot de précarité et d’insécurité auraient-elles servi à rien ? Pourquoi y a-t-il, chez certains Africains, cette propension à toujours excuser le bourreau blanc, à lui accorder des circonstances atténuantes, à lui trouver des qualités et tout cela au nom d’une fausse conception de l’objectivité ? Comment peut-on être naïf au point de saluer le “non historique de Chirac à la guerre en Irak” en oubliant qu’accompagner les Etats-Unis dans le pays de Saddam Hussein aurait gravement nui aux intérêts économiques de la France dans ce pays ? Et comment peut-on appeler “grosse erreur” les tueries de la France en Côte d’Ivoire en novembre 2004 et en 2010-2011 ? Non, il ne s’agit pas d’erreur mais de crimes contre l’humanité ; il s’agit de crimes inoubliables et impardonnables (sur notre photo Laurent Gbagbo vient d’avoir un entretient avec Jacques Chirac : chacun montre sa direction à l’autre. C’est l’incompréhension totale).
Pour moi, il n’y a plus de doute que certains camarades sont tombés amoureux de leurs bourreaux, qu’ils sont devenus leurs complices, en se vantant d’avoir rencontré tel ou tel fonctionnaire de l’ONU qui prit fait et cause pour la rébellion dans notre pays, en se battant pour être reçus à l’Elysée ou en faisant l’éloge du criminel Chirac. Je souhaite que les Ivoiriens sanctionnent les personnes ambiguës et opportunistes, le moment venu, car “je déteste les victimes quand elles respectent leurs bourreaux” (Jean-Paul Sartre).
Lui, le “sincère défenseur de l’Afrique”, quand et où a-t-il défendu l’Afrique ? Pendant les 12 ans qu’il passa à la tête de l’Etat français, l’Afrique a-t-elle obtenu un siège permanent à l’ONU ? Combien de bases militaires françaises a-t-il fermées en Afrique francophone ? Le nombre de dictateurs affamant leurs peuples et détournant les fonds publics dans les ex-colonies françaises a-t-il diminué sous son règne ? N’est-ce pas lui qui aida le Congolais Sassou-Nguesso à revenir au pouvoir dans les conditions que l’on sait ?
La mort de Chirac, que voulez-vous que cela fasse aux parents des quatre vingt-quatre jeunes que l’armée française assassina en novembre 2004 devant l’hôtel Ivoire de Cocody ? Devrait-on regretter la disparition de l’ancien président français ? Non. En tout cas, moi, je ne la regrette pas. Ce que je regrette, en revanche, c’est que notre gouvernement se soit empressé de rehabiliter le lycée français et de dédommager certaines entreprises françaises sans que la France n’ait payé pour les aéronefs ivoiriens détruits par son armée barbare et criminelle. Je regrette aussi que Laurent Gbagbo, que Chirac essaya de renverser en novembre 2004, ait empêché des Ivoiriens de porter plainte contre cette France qui tue facilement les dirigeants africains qui refusent de se soumettre à elle alors qu’elle se glorifie d’être la “patrie des droits de l’homme”. Enfin, je regrette que, après les crimes contre l’humanité (tueries de 2004 et 2011) commis par la France dans notre pays et pour lesquels elle n’a jamais demandé pardon, certains des nôtres défilent au Quai d’Orsay ou à l’Elysée pour discuter et poser fièrement avec de petits fonctionnaires français.
Libre aux dictateurs africains de verser des larmes ou de se rouler par terre pour Jacques Chirac qui était leur protecteur et partenaire en pillage des richesses du sol et sous-sol africains. Les populations africaines, elles, ne le feront pas. D’une part, parce qu’elles sont les victimes quotidiennes de ces autocrates et, d’autre part, parce qu’elles ont d’autres soucis et priorités. Pour elles, les 3 adjectifs qui résument le mieux la vie de l’homme qui a tiré sa révérence le 26 septembre 2019 sont : raciste, paternaliste, assassin.
Je me fiche royalement de la mort d’un criminel. Tout ce qui devrait nous préoccuper, c’est la justice et la réparation.
Jean-Claude DJEREKE
Est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis)