Le texte qu’on va lire pourrait s’appliquer tout aussi bien aux pasteurs et imams de la Côte d’Ivoire. Si je ne m’adresse qu’aux évêques catholiques, c’est parce que ces derniers ont leur assemblée plénière, du 17 au 23 juin 2019, à Agboville, qui se situe à 80 km d’Abidjan (notre photo montrant les évêques de Côte d’Ivoire). En outre, ne dit-on pas que « la charité bien ordonnée commence par soi-même » ?
Nos évêques nous ont toujours prêché l’accueil de l’étranger non seulement parce que c’est un commandement divin, mais aussi, parce que chacun de nous peut se retrouver, un jour ou l’autre, dans la situation de « l’individu qui arrive aujourd’hui pour rester demain » (Georg Simmel, » Sociologie. Etude sur les formes de la socialisation « , Paris, Presses universitaires de France, 1999).
Que pensent-ils à présent de certains étrangers, lourdement, armés et prêts à tuer ceux qui les ont accueillis pour s’approprier leur bien ? Que leur inspire la déclaration de l’ancien président, Henri Konan Bédié (« Nous avons fait venir des étrangers dans nos plantations de café et de cacao et ensuite ces gens se sont installés à leur propre compte et aujourd’hui ils agressent les planteurs ivoiriens et se disputent même la propriété des terres… Il faut simplement que nous soyons conscients car, le moment venu, nous agirons, pour empêcher ce hold-up sur la Côte d’Ivoire, sous le couvert de l’orpaillage… Nous dénoncerons aussi d’autres qu’on fait venir clandestinement, surtout dans la commune d’Abobo ; les gens rentrent, on leur fait faire des papiers… Il faut que nous réagissions pour que les Ivoiriens ne soient pas étrangers chez eux, car actuellement, on fait en sorte que l’Ivoirien soit étranger chez lui ») ?
L’Esprit de vérité que Jésus promit à ses disciples (Jean 14, 17), qui descendit sur eux à la Pentecôte (Actes 2, 3) et qui, plus tard, leur fit dire : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5, 29) s’emparera-t-il d’eux, lors de leur prochaine assemblée ? Cet Esprit de vérité les amènera-t-il à ramer à contre-courant de certaines façons de faire (la promotion outrancière des Nordistes et la violation quotidienne des libertés individuelles et collectives par le régime Dramane Ouattara) et de voir (par exemple, « La terre appartient à celui qui la met en valeur » ou « La Côte d’Ivoire n’est la propriété de personne » comme si le Burkina, le Mali, le Bénin ou la Guinée n’avaient pas de propriétaire) ? Auront-ils le courage, nos prélats, de défendre leur patrie comme les prélats français, allemands, italiens ou américains défendent la leur ?
Comprendront-ils que « dire la vérité fait du bien [non seulement] au cerveau comme au moral » (Sam Harris dans » Mensonges « , Paris, Cherche Midi, 2017), mais aussi, à un pays et que se taire pour éviter des ennuis ou pour protéger certains avantages et privilèges périssables comme Pilate qui ne voulait pas perdre le petit poste qu’il occupait grâce au pouvoir impérial de Rome revient tout simplement à trahir à la fois le peuple ivoirien et le message chrétien ?
D’aucuns soutiendront que « toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire » ou qu’il faut éviter de jeter de l’huile sur le feu. Je leur répondrai que, devant le mal (néocolonialisme, injustice, oppression, exploitation, discrimination, rattrapage ethnique, violences conjugales, détournement des deniers publics, enlèvement et assassinat des enfants, etc.), on doit oser, si on est vraiment serviteur de ce Dieu qui veut l’homme vivant et debout, non pas, le silence, mais, la parole car celui qui se tait devant le mal est ou bien lâche, ou bien, complice de ceux qui commettent le mal. En d’autres termes, il n’y a aucun courage à garder le silence devant le mal. Le courage se trouve, plutôt, du côté de celui qui, à ses risques et périls, prend la parole en faveur de ceux qui ne sont jamais écoutés. C’est ce que fit hier un homme comme Martin Luther King qui parlait et interpellait à temps et à contretemps, invitait le pouvoir blanc à prêter l’oreille aux souffrances des Noirs marginalisés, traqués et persécutés. Il ne gavait pas son peuple de fausses promesses car le prophète n’a pas pour mission de donner aux gens de faux espoirs, ni de dire qu’il arrivera ceci ou cela. Parce qu’il est veilleur et éveilleur de conscience, le prophète (ne dit-on pas que, par le baptême, tout chrétien devient « prêtre, prophète et roi » ?) a pour tâche première de mettre le doigt sur la plaie, d’appuyer là où ça fait mal, de réveiller ceux qui se reposent sur leurs acquis et pensent naïvement que « tout est géré et bouclé », d’encourager ceux qui sont apeurés ou résignés, afin que le tir soit rectifié à temps et que tout le monde puisse mener une vie digne et décente.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à Temple University (Etats-Unis).