Malien, Seydou Badian (notre photo) aura 90 ans en 2018. Avec le Sénégalais, Cheikh Hamidou Kane, et le Guinéen, Camara Laye, il fait partie des romanciers africains de la première génération. “Sous l’orage” est son premier roman, écrit en 1953 et publié en 1957 chez Présence Africaine. Au-delà du conflit des générations, le roman pose une question centrale que je formulerais de la manière suivante : Quelle attitude l’Africain doit-il avoir face à la tradition et à la modernité ? Que doit-il prendre dans l’une et l’autre ? Comment doit-il s’ouvrir sans s’acculturer ou sans se renier ? C’est en discutant avec Tiéman, dans le village de son père, que le jeune Birama trouvera une réponse à ces questions. Mais que s’est-il passé avant que Birama et sa sœur Kany ne soient envoyés auprès de Djigui, le frère de Benfa ?
Kany et Birama vivent en ville et fréquentent l’école occidentale. Kany et Samou sont dans la même classe et ont des sentiments l’un pour l’autre. Ils ont même envie de se marier. Ce projet, le père Benfa ne veut pas en entendre parler car il souhaite que sa fille soit la femme de Famagan, polygame et riche commerçant. Mais Kany refuse d’être mariée à quelqu’un qu’elle n’aime pas ; elle est soutenue dans sa fronde par Birama. Sibiri, le grand-frère de Kany et de Birama, est dans le même camp que Benfa. Maman Téné, elle, est partagée entre soutenir Kany et respecter la tradition qui veut que la fille obéisse à son père en pareille circonstance. Soupçonnant Téné de supporter Kany (ce qui est loin d’être vrai), Benfa décide alors d’envoyer Kany et Birama chez son frère Djigui. Il est persuadé que vivre au village quelque temps fera du bien aux deux citadins en ce sens que cela leur permettra de connaître et de mieux apprécier la tradition.
C’est au cours de ce séjour au village que Birama rencontre Tiéman, ancien combattant et infirmier du village. Les deux personnages ne tardent pas à se lier d’amitié et à échanger longuement sur la tradition et la modernité. Un échange d’autant plus enrichissant pour Birama que Tiéman a passé quelques années en Europe. L’infirmier dit des choses fort intéressantes au cours de ce dialogue. Je pense, par exemple, à cette opinion sur la tradition : “Il ne s’agit pas évidemment de tout accepter… Les coutumes sont faites pour servir les hommes, nullement, pour les asservir. Soyez réalistes ; brisez tout ce qui enchaîne l’homme et gêne sa marche. Si vous aimez réellement votre peuple, si vos cris d’amour n’émanent pas d’un intérêt égoïste, vous aurez le courage de combattre toutes ses faiblesses. Vous aurez le courage de chanter toutes ses valeurs.” Tiéman ne canonise pas pour autant tout ce que fait l’Occident. Il y a des choses qu’il déteste chez les Blancs et qui l’ont dégoûté pendant son séjour en Europe. Par exemple, le fait que la société accorde plus d’importance au matériel qu’à l’homme (ce qui compte, dans cette société, c’est le profit, le rendement, le progrès). La gratuité, la compassion et l’attention aux défavorisés y sont devenues aussi rares que les larmes d’un chien. Voilà pourquoi Tiéman fait cette mise en garde : “L’humanité serait vraiment pauvre si nous devions tous nous transformer en Européens”. Le père Djigui fait la même critique quand il affirme : “Les Blancs se battent toujours car ils ont fait fausse route, ils se sont mesurés aux dieux et ils ont perdu ; vouloir défaire ce qui était fait par les dieux afin de mettre à la place ce que désirent les hommes, voilà le geste audacieux dont rêvent les Blancs, voilà aussi la souce de leurs litiges.” Plus loin, il ajoute : “Si, par le progrès, vous supprimez l’effort des laboureurs, vous vous trouverez de nouvelles besognes et vous vous sentirez moins bien à l’arrivée qu’au départ. Par le progrès, vous croyez dominer la nature, alors que vous devenez prisonniers de vos propres créations.”
Pour l’auteur, si la technique et la science sont utiles, une société devrait aussi prendre en compte l’humain, avoir d’autres ambitions que la domination de la nature. Le préfacier de “Sous l’orage”, Charles Camproux, l’a bien perçu quand il écrit : “Il n’est, pour sauver l’homme, que l’humain. Ce sens de l’humain, qui caractérisa d’abord une certaine civilisation méditerranéenne, que soutint avec éclat la civilisation occitane du siècle d’or et que les peuples européeens modernes semblent vouloir perdre de plus en plus, vous le trouverez à chaque page du livre de Badian Seydou, parce que, sans doute, Badian Seydou est ici l’interprète de cet instinct qui fait des peuples noirs une des plus importantes possibilités d’avenir pour la civilisation du bonheur.”
En définitive, Kany n’épousera pas Famagan et les jeunes, grâce à Tiéman, comprendront que “la technique ne saurait être un critère de supériorité [car] elle n’est en quelque sorte qu’une volonté, une orientation, un besoin”. Seydou Badian livre ici un message fort qui peut être résumé ainsi : quelle que soit leur importance, la science et la technique ne doivent pas être absolutisées ; ce ne sont que des moyens au service de l’homme, lequel homme est au début, au centre et à la fin du progrès car “l’homme n’est rien sans les hommes”.
L’auteur nous donne aussi une leçon de courage lorsque Djigui déclare à Birama (Kany avait crié après avoir vu un gros lézard sur sa valise et le frère aîné de Benfa pensait que le cri avait été poussé par Birama) : “Ne crie jamais et ne fuis jamais, quel que soit ce que tu auras en face. Un homme ne court pas. Quand on doit la vie à la fuite, on ne vit plus qu’à moitié. On est dominé soit par le souvenir de la peur, soit par la honte. On n’est plus un homme libre.”
Pour conclure, je voudrais essayer d’expliquer pourquoi l’auteur a choisi d’intituler son roman “Sous l’orage”. L’orage symbolise ici la tension qui a été créée par l’école occidentale entre les jeunes et les anciens (Kany aurait épousé Famagan sans problème si elle n’avait pas fréquenté cette école) et qui risquait de déboucher sur un affrontement entre les deux camps. Heureusement, l’affrontement a été évité assez vite, le feu de la guerre a été éteint à temps et la paix est revenue entre les deux camps. Pourquoi ? Parce que Tiéman a su trouver les mots justes pour parler aux jeunes. Et, si Tiéman a pu convaincre Kany, Birama, Samou et les autres jeunes, c’est parce que lui-même a réussi à faire la synthèse entre la tradition et la modernité en adoptant les meilleurs éléments de l’une et de l’autre.
Jean-Claude DJEREKE
Professeur de littérature africaine à
Temple University (Etats-Unis)