De la Cafritude
Afin de se comprendre et se situer un tant soit peu par rapport à la négritude – dont la Cafritude est, à notre sens, le pendant logique ?
« Ces deux concepts dans notre entendement ?
S’agissant de la négritude nous savons tous que pour les créateurs de ce mouvement, autour des années 1930, il y avait urgence à valoriser tout ce dont le Nègre, à juste titre, était fier, et qui était partie intégrante de son univers. Le concept de Cafritude doit amener tout Africain, tout Nègre qui ne récusent pas son état, à ne pas méconnaître, cacher ou nier ce dont trop d’hommes noirs ne sont pas toujours fiers. Avec la Cafritude, l’Africain et le Nègre en général devraient cesser de se mentir à eux-mêmes. »
(Extrait du droit de réponse à Jean Madouma-Madou, suite à la conférence-débat : ‘Les indices de la destruction de l’environnement traditionnel dans la littérature’, M. Ambourhouet-Bigmann, ‘L’Union’ du samedi 29 au lundi 31 mars 1997).
Précisons-le, la Cafritude est recours et non-retour à l’héritage de l’Afrique d’hier, de l’Afrique précoloniale ! Elle n’a pas pour signification, même lointaine, « que hier devienne demain » !
Des années durant, les écrivains africains auront un double jeu et adoptent des stratégiesen traitant des traditions africaines. Ils sont mal à l’aise face à celles-ci … Quand elles sont rapportées et se voient accorder un rôle dans l’intrigue d’un ouvrage donné, les auteurs veillent à ne pas prendre position, à ne pas « défendre » les traditions s’enracinant dans l’ésotérisme, la sorcellerie. Le savoir endogène est folklore pour l’Occidental et aucun écrivain africain ne veut courir le risque de passer pour personnage attardé, rétrograde, peu ou pas civilisé ! (« Quoi, vous aussi, quelqu’un comme vous, croyez à toutes ces histoires, partagez toutes ces croyances ? »).
Jusqu’à une quarantaine d’années, en effet, les doigts d’une seule main sont trop nombreux pour compter les écrivains africains francophones qui acceptent sans complexe le ‘’bien-fondé‘’ de croyances qu’ils connaissent et auxquelles ils adhèrent le plus souvent, mais dans le secret. Des croyances locales partagées par les populations.
Ai pour ma part un seul nom, Olympe B.-Q., qui n’a jamais cultivé l’ambiguïté par rapport aux legs propres au continent, comme en attestent TOUS ses romans depuis les années 1960. Le legs, chez lui, n’est jamais mis à contribution pour « faire couleur locale » ou servir de prétextes littéraires : il a pour rôle de signifier l’univers des populations africaines !
Parlant de la critique littéraire et des critiques africains et occidentaux des œuvres africaines, l’auteur du Chant du lac (1965) déclare : « Pour moi qui donne la primauté au peuple, à ses moindres frémissements, à ses secousses, à ses angoisses comme à ses cris, les dieux d’Afrique qui ne quittent jamais le peuple ont priorité sur Descartes, Hegel et Karl Marx» (in ‘De la litt. de ‘l’étrange’ dans la création fictionnelle en Afrique francophone’, ma communication à Concordia University, Montréal, mai 2011 ; Colloque : « Francophonies transocéaniques : vertiges de la balkanisation, rêves de la mondialisation », Dpt d’Etudes françaises).
Parenté de résonance avec ce mot de Shakespeare (1564-1606) dans Hamlet (1595), quelque trois siècles plus tôt : « Il y a plus de choses au ciel et sur terre, Horatio, que votre philosophie ne se l’imagine. »
C’est véritablement en 1976 – avec Jusqu’au seuil de l’irréel de l’Ivoirien Amadou KONE (1953) – que les comportements changent …évoluent : il est dans l’air du temps pour les hommes de plume négro-africains francophones de vanter, de revendiquer et de défendre le terroir, en tous ses us et traditions. La gêne, la retenue, la honte face à l’héritage aux aspects pas toujours reluisants, disparaissent !
Autre fait à rappeler. Au moins depuis la Négritude, il est un propos récurrent, un propos devenu un leitmotiv : le développement, l’essor de l’Afrique dépendent avant tout du tamisage, du tri à effectuer dans les usages et traditions du terroir africain. Les « mauvaises » traditions, celles qui sont dorénavant inadaptées ou mésinterprétées doivent être évacuées. En d’autres termes, les « noirceurs » de l’Afrique doivent disparaître : elles ont freiné son développement et s’y opposent ! Aucun mode d’emploi n’est proposé, semble-t-il, et on en est au même point.
A. KOUROUMA (1928-2003), est même plus catégorique, car il préconise l’abandon d’une part conséquente de l’héritage traditionnel.
« Nul doute que notre religion de base, l’animisme, est grandement responsable de nos difficultés (…) C’est en effet une société (africaine) quelque peu décadente. Une société dépassée qui vit avec des mythes (…) Je ne suis pas de ceux qui croient qu’il faut retourner à l’animisme et aux traditions ancestrales. Nous avons trop souffert de ne pas avoir suffisamment pensé». Effectivement « nous n’avons pas suffisamment pensé » !
Et l’Afrique n’est toujours pas débarrassée de son fardeau originel. Affirmation vérifiable avec sa littérature qu’on peut encore qualifier d’orphique ; le verso de ses pages sont toujours vierges et pour certaines d’entre elles, illisibles à force d’être griffonnées : Le traitement adéquat de son bagage endogène est toujours attendu … Est-ce parce qu’il passe encore pour bagage encombrant de laideurs à dissimuler ?
Hors le 7ème, de tous les arts, la littérature est le plus à même à œuvrer, à préserver, éprouver et revaloriser les traditions et usages de ce bagage endogène. Car ce sont les destinataires de cette prose – à force de voir ces traditions évoqués dans des récits – qui se chargeront d’effectuer le tri tant attendu, d’évacuer les traditions les plus négatives à tous points de vue. Du fait de leur inadéquation, de leurs « rudesses » au contact des réalités existentielles contemporaines. Le message le plus pressant de la Cafritude se retrouve dans la nécessité de cet exercice.
Les démarcheurs du ‘’tout-Monde’’
Leur nombre ne cesse, semble-t-il, de croître. Depuis la parution en 2007, du Manifeste pour une littérature-monde, suivi du livre-programme Pour une littérature-monde. Essais ou vent « recadré », entre autre par Camille de TOLEDO (1976) en 2008, avec Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature monde.
Pourquoi cette préoccupation quasi maladive consistant à chercher à se positionner par rapport à un élément dont NOUS sommes ? Sont-ce le regard et le jugement d’un nouveau maître accepté qui rend aussi fébrile ? Pourquoi autant parler du Monde comme si ce dernier était une entité neuve et inconnue de NOUS? Car NOUS le savons tous, NOUS sommes du Monde et NOUS y évoluons aux yeux de tous ! …NOUS, Noirs présents dans tous les hémisphères !
« La vision du monde africaine caractérisée par la prééminence accordée à l’invisible, au « religieux », et l’occidentale, fondée sur le visible, sur le rationnel appréhendable par tous – ces visions du monde ne devraient pas nécessairement se heurter en se rencontrant. En effet, la connaissance africaine existe, ne s’oppose pas et n’a pas vocation à systématiquement s’opposer au savoir occidental. » Nous le soulignions en mai 2011 à l’université de Concordia.
Les mêmes thèses ont, entre autres lieux, été défendues à LUBUMBASHI en janvier 2005 (Colloque à l’université de Lubumbashi : « 1960-2004, bilan et tendances de la littérature négro-africaine ») ; à MONTPELLIER en novembre 2005 (Colloque à l’Université Paul-Valéry : «Ajouter du monde au monde : symboles, symbolismes, symbolismes culturels dans les littératures francophones et des Caraïbes »).
Enfin, ces lignes font pendant à un événement pas loin d’être passé inaperçu : la création, courant mars, d’une université de la sorcellerie en Afrique du Sud, qui ouvre ses portes à la présente année académique.
Primauté va-t-elle enfin être donnée – en Afrique francophone, singulièrement – au peuple, auquel renvoyait O. Bhêly-Quénum ? Le peuple dont les composantes sont les « gardiens du temple » (… pour rejoindre C.H.KANE (1928) par le biais du titre de son second et dernier ouvrage paru en 1995). KANE qui attirait l’attention, en 1961, sur la problématique essentielle qui serait celle des Africains aux prises avec les indépendances.
« Ce qu’ils (jeunesse africaine) apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? Je vous voulais vous demander : peut-on apprendre ceci sans oublier cela, et ce qu’on apprend vaut-il ce qu’on oublie ? » Et aussi important, mais rarement relevé : « Au foyer, ce que nous apprenons aux enfants, c’est Dieu. Ce qu’ils oublient, c’est eux-mêmes, c’est leurs corps et cette propension à la rêverie futile, qui durcit avec l’âge et étouffe l’esprit. Ainsi ce qu’ils apprennent vaut infiniment mieux que ce qu’ils oublient. »(L’Aventure ambiguë, Éd. 10-18, 1988, p. 44).… Or pour l’Occident, la primauté reconnue à l’individu est un dogme !
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La Cafritude déplore un état de chose, par ailleurs connu de tous : depuis cinq siècles, habitude a été prise par les maîtres du Monde de ne surtout pas considérer, de ne surtout pas traiter les Noirs du Monde «comme du monde » ! Cette expression bien québécoise signifie comme il se doit, la réalité (humaine, sociale, économique) collant à la personne du Mélanoderme depuis des lustres … Les Noirs-Américains, par la voix d’un TA-NEHISI COATES (1975), par exemple, peuvent en apprendre un bout à tout prisonnier de « rêves » !
Il ne serait pas étonnant qu’un critique, lassé de ne parvenir à relever la nouveauté ou l’originalité dont se réclament les démarcheurs du « tout-Monde » – sans retenir la dangerosité pour le devenir du continent, de certaines de leurs prises de position ! – il ne serait pas étonnant que ce critique en arrive à des conclusions perçues comme désobligeantes … Ces démarcheurs du « tout-Monde »ne seraient-ils pas en définitive comparables, voire assimilables aux « nouveaux philosophes » de 1978 en France, et dans une certaine mesure également aux « Nouvelles voix de la littérature africaine » auxquelles faisaient allusion MABANCKOU au début des années1990 ? … Parlant d’eux, les conclusions les plus sévères retiendraient peut-être aussi le mot de ce critique d’art sénégalais, «brillants bricoleurs » (in ‘Le Soleil’du mardi 17 juillet 2001, p. 7 Interview du Pr Iba Ndiaye Diadji par Habib Demba Fall).
Pour SARR et MBEMBE, comme pour plus d’un « penseur »1, la question pour les Africains est de « savoir quoi sacrifier pour tenir debout par eux-mêmes et faire de l’Afrique son centre propre, sa puissance propre».
Une personne est-elle en mesure de trouver, « de faire son centre propre, sa puissance propre » lorsqu’elle est habitée par une quête devenue à la longue « métaphore obsédante (Charles Mauron, 1899-1966) » ?
Une quête visant à obtenir une/la place de choix, avec l’espoir de voir changer le regard des maîtres du Monde à son endroit ?
Un maître du Monde qui n’a eu de cesse de veiller au type de formatage (« filiation religieuse et ésotérique européenne » au dépend de l’africaine) des esprits de l’élite intellectuelle et politique africaine appelée à le remplacer !
Chacun a sa réponse.
Ainsi, la lisibilité menant aux voies – peu ou prou dévoilées dans cet entretien à ‘L’Humanité ’ ? – afin de parvenir à des objectifs ciblés respectables, n’apparaissent pas toujours clairement. Et c’est sur ce point particulièrement que l’auteur de ces lignes s’éloigne d’au moins deux auteurs de l’ouvrage collectif Ecrire l’Afrique-Monde (2017), tout juste réceptionné.
AMBOURHOUET-BIGMANN Magloire.
Auteur de Pourquoi la Cafritude ?
– Une alternative à la littérature et
aux théories postcoloniales (2013),
Libreville, ODEM, 266 pages.
(Epuisé)