“Tout homme doit mourir un jour mais toutes les morts n’ont pas la même signification”, confiait Franklin Boukaka, poète engagé du Congo-Brazzaville, dans “Les Immortels”, sa chanson culte sortie en 1967. La disparition de Samir Amin, le 12 août 2018, à l’âge de 87 ans, n’a pas la même signification que celle d’un Mobutu qui possédait villas et voitures dans de nombreux pays pendant que son peuple croupissait dans la misère ; elle n’est pas, aussi, dévastatrice que celle du rebelle, Jonas Savimbi, qui mit son pays, l’Angola, à feu et à sang ; elle fait partie des tragédies qui anéantissent, littéralement, et dont on guérit difficilement. Pour un certain nombre de raisons.
La première, c’est que Samir Amin était un vrai panafricaniste car il ne connaissait pas l’Afrique, uniquement, par les livres, mais, l’avait parcourue, avait séjourné dans plusieurs pays africains (notre photo lors de son admission comme professeur invité à l’Université Julius Nyerere en 2010 en Tanzanie). Ainsi, après avoir travaillé avec Gamal Abdel Nasser (1957-1960), il conseilla le gouvernement malien entre 1960 et 1963, mit son savoir au service du Sénégal où il dirigea l’Institut africain de développement économique et de planification de Dakar (1970-1980). Dans le même pays, il créa, avec d’autres personnes, le Forum du Tiers-Monde, une association qui rassemble plusieurs centaines d’intellectuels d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie.
.
La seconde raison, c’est que Amin était une figure de proue de l’altermondialisme qui milite pour l’avènement d’un autre monde. Le monde où les pays dits développés se trouvent au centre tandis que les pays dits sous-développés sont à la périphérie, le monde où une minorité de personnes (1%) concentre la majorité des richesses (82%) entre ses mains, il n’en voulait pas. Il était révolté contre ce “développement inégal”. Et ce n’est pas la lecture de “Le Capital” de Karl Marx qui lui fit prendre conscience, pour la première fois, du fossé, toujours, grandissant entre riches et pauvres. Enfant, Samir Amin refusait, déjà, l’injustice sociale et la misère des classes populaires qu’il voyait autour de lui dans la société égyptienne.
La troisième raison, c’est que l’économiste égyptien proposa une nouvelle explication du sous-développement et du développement. Contre ceux qui pensaient ces deux concepts en termes de retard et de rattrapage, lui considérait, dans sa thèse de doctorat soutenue en 1957 et intitulée “L’accumulation à l’échelle mondiale”, que le sous-développement et le développement étaient “l’envers et l’endroit de la même expansion du capitalisme mondial”. Il estimait, donc, que les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine avaient besoin, non pas de rattraper l’Occident, mais, d’une déconnexion (“delinking ») qui “consiste, pour une nation défavorisée, à soumettre ses rapports avec l’extérieur aux exigences prioritaires de son propre développement”.
Après la chute du Mur de Berlin et l’effondrement des pays de l’Europe centrale et orientale liés à l’ex-URSS, certains ont pensé que le socialisme était mort et que tout le monde devait, désormais, se jeter dans les bras du capitalisme. Amin était d’un avis contraire.
Face au capitalisme violent et inhumain, il préconisait la nécessité de réinventer le socialisme. Concrètement, il souhaitait que le socialisme du XXIe siècle se conjugue avec “la démocratie, non pas, la petite démocratie réduite à des élections pluripartites, mais, la démocratie dans toutes ses dimensions, depuis le lieu du travail, depuis la gestion des entreprises jusqu’à la gestion de la politique, en passant par la gestion des relations de la famille et des relations de genre, en passant par tous les aspects de la vie et la séparation de la religion et de la politique [car] il n’y a pas d’avancée sociale sans démocratie, tout comme, il n’y a pas de démocratisation possible sans progrès social”.
De même qu’il croyait que la démocratie sans progrès social est une farce, de même, il était convaincu que, pour transformer le monde, il est nécessaire de prendre le pouvoir. Un pouvoir dont l’intellectuel doit être en mesure de dénoncer les dérives et abus car, expliquait-il, “l’intellectuel n’est pas le technocrate au service du système, mais, celui qui exerce ses fonctions critiques à l’égard du système”. Il ajoutait que, même si les intellectuels n’ont pas vocation à transformer le monde, celui-ci “ne peut se transformer sans un apport décisif de l’intelligentsia”.
Prophète se trompant rarement, intellectuel non déconnecté du réel, économiste chevronné, penseur rigoureux et prolifique, panafricaniste convaincu et accompli, Samir Amin, dont les deux parents avaient embrassé la médecine, était tout cela. En lui, l’Afrique perd un de ses dignes fils, les défavorisés un brillant défenseur et l’altermondialisme son meilleur porte-parole.
Requiescat in pace !
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à Temple University (Etats-Unis)