AFRIQUE : Décolonisation et réappropriation des valeurs ancestrales

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Le 16 novembre 2024, une conférence a été organisée par le Département des Etudes africaines de SUNY (State University of New York), campus d’Albany. Le thème de la conférence était : La multivocalité dans le progrès et la croissance de la discipline des études africaines dont voici ci-dessous un résumé de ma contribution.

Le concept de multivocalité (en latin, multus = beaucoup et vox = voix) dans les études africaines met en évidence la diversité et la pluralité des voix, des perspectives et des expériences au sein des cultures, des histoires et des sociétés africaines. Cette approche remet en question les récits traditionnels, souvent centrés sur l’Occident. Du point de vue de la littérature, cette multivocalité souligne l’importance de saisir la diversité des points de vue dans la littérature africaine, en donnant la parole à diverses communautés, langues et expériences historiques.

1. Contexte historique

Pendant des siècles, les sociétés africaines ont été soumises au contrôle impérial européen, ce qui a conduit à l’imposition forcée de systèmes culturels, politiques et économiques étrangers. Dans le sillage de cette domination, le récit colonial sur l’Afrique a été élaboré en grande partie du point de vue des écrivains, des explorateurs et des missionnaires européens. Ces représentations coloniales dépeignaient l’Afrique comme une terre de sauvagerie, de barbarie et d’arriération, tandis que la civilisation européenne était exaltée comme un phare des lumières. L’introduction de langues européennes (en particulier l’anglais, le français et le portugais) comme langues dominantes d’éducation et de gouvernance a perturbé les systèmes africains traditionnels de connaissance et d’expression. Ce changement linguistique s’inscrivait dans le cadre d’un effort plus large visant à subordonner les visions du monde africaines aux visions occidentales.

La littérature africaine a émergé au début du XXe siècle (“Ethiopia Unbound” serait le premier roman africain écrit en anglais par l’un des plus grands auteurs ghanéens et nationalistes panafricains, Joseph Ephraim Casely Hayford, en 1911) comme un espace de contre-récits, offrant des alternatives aux interprétations coloniales et occidentales des histoires, des cultures et des identités africaines. Elle a longtemps été un puissant moyen de résister à la domination coloniale. Les premiers écrivains africains, tels que Chinua Achebe (“Le Monde s’effondre”, 1958), Mongo Beti (“Ville cruelle”, 1954 ; “Mission terminée”, 1964), Ferdinand Oyono (“Le vieux Nègre et la médaille”, 1956), Valentin Mudimbe (“Entre les eaux”, 1973), Camara Laye (“L’enfant noir”, 1954), Jean-Marie Adiaffi (“La carte d’identité”, 1981), cherchent à se réapproprier les voix africaines, en présentant des récits qui résistent à la domination coloniale et à la perception occidentale des réalités africaines.

Le grand Nelson Mandela très heureux et fier d’être à côté de Chinua Achebe, l’icône de la littérature africaine.

2. Langues et multivocalité

La langue est un aspect crucial de la multivocalité dans la littérature africaine. Certains auteurs africains écrivent dans des langues indigènes (wolof pour Boubacar Boris Diop dans “Doomi Golo”; kikuyu pour Ngugi Wa Thiongo dans “Decolonizing the mind”, 1986). Diop et Ngugi considèrent tous deux la langue comme un outil clé pour décoloniser l’état d’esprit et la culture des lecteurs et des écrivains africains. D’autres écrivains utilisent l’hybridité linguistique, entremêlant les langues locales et les langues coloniales. Cette diversité linguistique souligne comment la multivocalité dans la littérature va au-delà du contenu pour inclure les cadres linguistiques de la narration. Par exemple, le malinké et le français pour Ahmadou Kourouma dans “Les Soleils des indépendances”, 1970, l’agni et le français pour Jean-Marie Adiaffi dans “La carte d’identité, 1981”, le lingala et le français pour Alain Mabanckou dans “Les cigognes sont immortelles, 2018; le pidgin et le français pour Calixte Beyala dans “Assèze l’Africaine”, 1994; le pidgin, l’ewondo et le français pour Patrice Nganang dans “Temps de chien”, 2001. Si de nombreux auteurs comme Chinua Achebe, Bernard Dadié ou Mongo Beti ont décidé d’utiliser l’anglais ou le français, ce n’est pas parce qu’ils aiment tant ces langues étrangères, mais parce que c’est un choix stratégique qui leur permet d’atteindre un public mondial et de dénoncer les mensonges coloniaux sur la culture africaine.

3. Thèmes et perspectives

La littérature africaine aborde une multitude de thèmes. Il s’agit notamment des questions sociales, du genre, de l’identité postcoloniale, de la migration et des préoccupations environnementales. Des écrivains comme Mariama Bâ (“Une si longue lettre”, 1981), Ama Ata Aidoo (“Our sister killjoy”, 1977), Sembène Ousmane (“Le Mandat”, 1966), Ayi Kwei Armah (“L’âge d’or n’est pas pour demain”, 1968) non seulement explorent ces thèmes complexes qui reflètent les réalités et les valeurs des sociétés africaines, mais s’engagent également dans les luttes post-indépendance, en examinant des questions telles que le néocolonialisme, les divisions ethniques, la corruption et les inégalités sociales.

4. Dialogue entre le global et le local

La littérature africaine moderne fait de plus en plus le lien entre le local et le global. Des écrivains de la diaspora comme Fatou Diome (“Le Ventre de l’Atlantique”, 2018), Chimamanda Ngozi (“Americanah”, 2013), Léonora Miano (“La saison de l’ombre”, 2013) (notre photo) et Gaël Faye (“Petit pays”, 2016) font entrer les voix africaines dans les conversations mondiales, tandis que les auteurs locaux continuent de redéfinir les récits africains pour les nouvelles générations. Cette dynamique favorise le dialogue entre les lecteurs africains et non africains, créant un espace multivocal où diverses expériences et idées africaines résonnent au-delà du continent.

Un ouvrage qui fut enseigné à deux ou trois générations dans le secondaire en Afrique.

Je ne peux pas terminer cet exposé sur la multivocalité en Littérature sans faire entendre une voix que je trouve à la fois lucide et sans concession, celle de Fabien Eboussi. “La Crise du Muntu” (Présence Africaine, 1977) est l’une de ses œuvres marquantes. Dans ce texte, Eboussi Boulaga explore la crise existentielle et culturelle à laquelle sont confrontées les sociétés africaines à l’ère postcoloniale,  en mettant l’accent sur le concept de « Muntu », un terme tiré des langues bantoues pour décrire l’être humain, ou la vraie personne. Le Muntu représente, dans la pensée africaine traditionnelle, l’être humain idéal dont l’identité et les valeurs sont façonnées par des liens communautaires et spirituels. Dans les cultures africaines, le Muntu n’est pas seulement un individu, c’est un être relationnel, profondément ancré dans le monde social, spirituel et naturel. Eboussi Boulaga soutient que le colonialisme a perturbé cette conception du Muntu en imposant les idées et les valeurs occidentales. Pour lui, les colonisateurs ont réduit les sociétés africaines à un état de statut sous-humain ou primitif, les dépouillant de leur autonomie, de leur culture et de leur spiritualité. Il est convaincu que le sens africain de soi a été fracturé, ce qui a conduit à une crise d’identité et de compréhension de soi.

Après l’indépendance, les nations africaines ont continué à lutter contre l’héritage du colonialisme. L’imposition des structures politiques, des systèmes éducatifs et des modèles économiques occidentaux a quitté la société africaine. Eboussi Boulaga critique à la fois l’étreinte aveugle de la modernité occidentale et le retour nostalgique aux idéaux précoloniaux. Il appelle à un nouvel humanisme qui intègre les valeurs africaines à la modernité, en mettant l’accent sur une compréhension plus profonde et plus nuancée de ce que signifie être humain. Eboussi Boulaga critique à la fois la laïcité occidentale et les pratiques religieuses traditionnelles africaines déformées par l’influence coloniale. Il exhorte les universitaires, les écrivains et les penseurs africains à contribuer à la reconstruction de l’identité africaine, en s’appuyant à la fois sur les connaissances traditionnelles et sur les idées universelles contemporaines. Il souligne que les intellectuels africains doivent se libérer de l’héritage colonial du mimétisme et s’engager dans la création d’un avenir authentique et autodéterminé.

Camara Laye, un véritable mythe.

Sur le plan politique, “La crise du Muntu” pose la question de construire des sociétés autonomes, culturellement ancrées, qui ne soient pas simplement des imitations des modèles occidentaux. Eboussi Boulaga insiste sur le fait que la véritable indépendance n’est pas seulement politique ou économique, mais qu’elle implique également la revendication de l’autonomie culturelle et la redéfinition du Muntu dans un contexte africain moderne. Il soutient que la crise réside dans l’aliénation de l’identité africaine et le besoin urgent de reconstruire le Muntu africain d’une manière qui respecte à la fois la tradition et la modernité, permettant ainsi un véritable sentiment de libération et de renouveau culturel. L’œuvre d’Eboussi Boulaga est un jalon dans la philosophie africaine, offrant une base intellectuelle pour comprendre et aborder les questions profondes de l’identité, de la culture et du développement dans l’Afrique postcoloniale.

Bernard Dadié, l’un des derniers dinosaures de la littérature africaine du 20e siècle.

En somme, la littérature africaine est une discipline dynamique et multivoque qui embrasse les pluralités au sein des identités, des histoires et des langues africaines. Cette multiplicité permet aux études africaines, d’un point de vue littéraire, de représenter la vaste complexité des sociétés africaines, en faisant le lien entre le passé et le présent tout en favorisant une compréhension inclusive et nuancée du continent et de ses habitants. Ce qui est le plus mis en avant dans cette littérature, c’est, comme le dit Bernard Dadié, comment « rester soi-même dans un monde de cadres brisés, de valeurs dégradées, dans un monde où l’on vous demande de fermer les yeux, la bouche et les oreilles, et de vous laisser conduire comme une brebis à l’abattoir ».

Jean-Claude DJEREKE

est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).

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