La Centrafrique a pu organiser les élections présidentielle et législatives à la date prévue (le 27 décembre 2020) alors qu’Anicet-Georges Dologuélé et les autres leaders de l’opposition soutenus et manipulés par Paris voulaient que ces élections soient reportées à cause de “l’insécurité et de la reprise des combats dans un pays contrôlé aux deux tiers par les groupes armés”, si l’on veut reprendre les mots de RFI, la Radio de l’influence française en Afrique francophone.
Quelques jours plus tôt, une tentative de coup d’état, qui devait profiter à François Bozizé, renversé en 2013 par les milices musulmanes de la Séléka, échouait lamentablement. Cette double victoire (l’échec du putsch et la tenue du double scrutin), on la doit indiscutablement à la Russie à laquelle Faustin-Archange Touadéra fit appel en 2018 pour entraîner les Forces armées centrafricaines (FACA). Plus tard, le pays de Poutine livra des blindés (les fameux BRDM-2 qui sont des véhicules de transport de troupes conçus dans les années 60) à l’armée centrafricaine soumise à un embargo sur les armes depuis 2014 et dépourvue d’équipement lourd. Il envoya ensuite plusieurs centaines de soldats à Bangui. Pour rappel, les premières armes fournies par Moscou arrivèrent dans le pays en janvier 2018 après des discussions entre le gouvernement centrafricain et les autorités russes en novembre 2017. Des instructeurs militaires russes assureraient, aujourd’hui, la sécurité du président Touadéra. En contrepartie, des permis miniers furent accordés à des sociétés russes liées à Evgueni Prigojine, un proche de Vladimir Poutine perçu comme le principal financier de la société militaire privée russe Wagner.
Cette présence russe, évidemment, est loin de plaire à la France qui pille l’or, l’uranium et le diamant centrafricains depuis 1960 sans que le pays n’ait connu la paix ni le développement. Le 2 novembre 2018, Jean Yves Le Drian, chef de la diplomatie française, n’accusait-il pas à demi-mot la Russie “d’utiliser potentiellement les difficultés de ce peuple et de ce pays pour s’implanter dans un continent où il y aurait des ambitions voilées” ? Ouvrant le Forum de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique et faisant allusion à Moscou, Florence Parly, ministre des Armées, enfoncait le clou en déclarant, le 5 novembre 2018, que “toute manipulation intéressée de puissance opportuniste serait inepte, indigne”. Bref, pour la France, “la présence russe en Centrafrique et les actions déployées par Moscou, comme les accords négociés à Khartoum à la fin d’août, ne peuvent contribuer à stabiliser le pays”. Certes, les groupes armés continuent de sévir çà et là mais plusieurs analystes sont d’accord pour constater que les violences ont considérablement baissé et que la Centrafrique se porte beaucoup mieux que quand Paris y régnait en maître absolu.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas, pour la France, d’affirmer que l’aide russe est moins importante que “les montants de l’aide française au développement ou l’aide européenne pour le pays et que les blindés livrés par l’armée ne permettront pas de rétablir l’autorité de l’Etat contre des groupes armés” (Roland Marchal), ni de se demander “quelle sera la légitimité du président et des 140 députés élus, quelle stratégie la Coalition des patriotes pour le changement va adopter maintenant et jusqu’où pourrait aller l’ancien président, François Bozizé, pour récupérer le pouvoir ”, mais de se rendre compte qu’elle a largement échoué à tirer ses ex-colonies vers le haut et qu’elle ne s’est jamais préoccupée du bien-être des Africains. En tous les cas, les dirigeants français sont mal placés pour parler de légitimité en Centrafrique après avoir été incapables de dénoncer la candidature anticonstitutionnelle de Ouattara en Côte d’Ivoire. Personne ne peut prendre au sérieux un gouvernement à qui le retour de Bozizé en Centrafrique a semblé quelque chose de normal alors que l’ancien président avait été interdit en 2014 par l’ONU de voyager pour avoir soutenu des milices.
De décembre 2013 à mars 2016, la France n’a pas été en mesure d’empêcher les massacres ethniques, ni de reconstruire l’armée centrafricaine, ni de fournir au pays des fusils d’assaut, des mitrailleuses et des lance-roquettes. Que devait faire Touadéra dans ces conditions ? Qu’il croise les bras et regarde les groupes armés massacrer les populations ? Le président centrafricain fit ce qui lui paraissait bon pour son pays, c’est-à-dire, conclure un accord de défense avec la Russie. Sans cet accord, un coup d’état aurait balayé son régime le 18 décembre et plongé le pays dans le chaos et l’incertitude. C’est cet appui militaire de la Russie qui, 6 ans plus tôt, sauva Bachar al-Assad aux prises avec les rebelles, les Occidentaux et les pays du Golfe. Que ce soit en Syrie ou en Centrafrique, la Russie a démontré une puissance de feu et une fidélité telles que les anciennes colonies françaises ne devraient pas craindre de faire appel à elle. A ceux qui estiment trop vite qu’on ne remplace pas un colon par un autre colon, il est facile de répondre que les Soviétiques n’ont jamais eu de colonie en Afrique et qu’ils ont plutôt contribué à la décoloniation du continent en apportant un soutien économique et militaire massif à des mouvements de libération tels que le FLN (Algérie), le MPLA (Angola), le FRELIMO (Mozambique), l’ANC (Afrique du Sud), la SWAPO (Namibie), etc. D’autres feront valoir que nous parlons la langue de Molière, que nous avons épousé des Français ou des Françaises, que nous avons étudié dans des écoles françaises, etc. A mon avis, cet argument qui est plus affectif que rationnel ne peut plus prospérer quand on se rappelle que les soi-disant amis de l’Afrique francophone ne se gênèrent point pour dévaluer le F CFA le 11 janvier 1994 et bombarder en mars-avril 2011 le palais construit par Houphouët, qu’ils boycottèrent les obsèques officielles de Léopold Sédar Senghor à Dakar le 29 décembre 2001, qu’ils laissent leurs médias couvrir de boue tout dirigeant africain qui refuse de se soumettre à l’ancienne puissance coloniale. La France n’est pas dans l’affectif mais dans le pragmatisme. Comme plusieurs pays occidentaux, elle a toujours fait sienne la doctrine du Britannique, Henry John Temple alias Lord Palmerston : “ We have no eternal allies, and we have no perpetual enemies. Our interests are eternal and perpetual, and those interests it is our duty to follow.” Traduction : Nous n’avons pas d’alliés éternels et nous n’avons pas d’ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de suivre ces intérêts.
Quels sont nos intérêts aujourd’hui et qui peut nous aider à mieux les défendre tout en respectant notre souveraineté ? Telle est la vraie question à laquelle nous devons trouver une réponse. Invoquer sans cesse les relations historiques qui unissent les pays africains à la France, c’est non seulement verser dans l’émotion la plus puérile mais refuser de grandir et de s’émanciper.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).