Suffira-t-il que les acteurs politiques se rencontrent et se parlent pour que toute la Côte d’Ivoire soit réconciliée ? Certains compatriotes le pensent sincèrement mais c’est une vision que je trouve simpliste, naïve et erronée car la réconciliation est une affaire, non pas de 4 personnes (Bédié, Ouattara, Gbagbo et Soro), qui d’ailleurs, ont des comptes à nous rendre à cause du rôle que chacun d’eux a joué, mais de toute une nation. Cette nation, pour espérer regarder de nouveau dans la même direction, doit impérativement honorer 5 exigences qui sont la vérité, la justice, la sincérité, la reconnaissance des fautes et la réparation des torts.
La vérité
Se réconcilier ne veut pas dire “ignorer ce qui a été fait ou coller une étiquette fausse sur un acte mauvais” (Martin Luther King, ‘La force d’aimer’, Casterman, 1965). Et Benoît XVI renchérit en affirmant : “C’est l’amour de la vérité qui trace le chemin que toute justice humaine doit emprunter pour aboutir à la restauration des liens de fraternité dans la famille humaine” (cf. Benoît XVI, ‘Africae munus’, Exhortation apostolique post-synodale, novembre 2011, n. 18). Il s’agit donc de connaître la vérité sur ce qui est arrivé dans notre pays entre le 24 décembre 1999 et 2021, de permettre à chacun de savoir qui a fait quoi au cours de cette période, si les personnes qui ont défendu la République attaquée sont aussi coupables que celles qui ont tué, violé et braqué des banques, si on peut mettre dans le même sac, les souverainistes et ceux qui militaient pour la mise sous tutelle du pays. A propos de “qui a fait quoi ?”, on ne regardera pas uniquement l’intérieur ; il faudra aussi s’intéresser aux gens qui sont à l’extérieur, aux parrains des seigneurs de guerre, aux manipulateurs, bref, à “ceux qui ont commandité les crimes et qui se livrent à toutes sortes de trafics ” (cf. ‘Africae munus’, n. 22).
La justice
On est juste quand on sanctionne toutes les fautes commises. Or la justice, qui nous a été servie jusqu’ici, tant à Abidjan qu’à la Haye, n’a rien d’une justice équitable et impartiale puisqu’elle n’a jugé qu’un camp, celui de Laurent Gbagbo. La vraie justice devrait aller sur les traces de l’autre camp afin que soient jugés et condamnés le cas échéant ceux qui, dans ce camp-là, se sont rendus coupables de graves violations des droits humains. Gbagbo n’est pas Jésus qui, “à la croix, a tout payé”. Il n’est pas juste qu’il paie pour tous les crimes qu’a connus notre pays entre 1999 et 2021.
La sincérité
Etre sincère, c’est vouloir la réconciliation pour elle-même, c’est y aller sans arrière-pensée ou sans calculs. Le calculateur peut promettre une chose et faire l’inverse. Il peut dire en son for intérieur : “Je vais battre ma coulpe et demander pardon pour tout le mal que j’ai fait uniquement pour que les gens puissent me donner leurs voix à la prochaine élection.” Un tel homme se servira de la réconciliation comme d’un moyen pour atteindre un objectif précis. Bédié, Ouattara, Gueï et Gbagbo s’étaient rencontrés à Yamoussoukro le 22 janvier 2002. Si tous les participants à cette rencontre avaient été sincères, le pays n’aurait pas été attaqué 8 mois après la formation du gouvernement où étaient représentés tous les partis politiques.
La reconnaissance des fautes
Féliciter publiquement les rebelles qui ont divisé et endeuillé le pays, les remercier d’avoir pris les armes pour “restaurer la démocratie et réparer l’injustice faite aux Nordistes”, les promouvoir en les nommant ministres, généraux ou préfets de région, alors qu’on avait au départ nié tout lien avec eux, est un vrai et grave mensonge. Un autre acteur a menti en se glorifiant d’avoir sauvé le pays de “la tyrannie”. Il va sans dire qu’un pays ne peut se réconcilier avec les mensonges de ce genre. Ce qu’il faut, ce n’est pas que chaque acteur se lance dans des justifications sans tête ni queue, mais qu’il puisse assumer ses actes en avouant le mal qu’il a fait aux autres acteurs (promesses non tenues, tentatives de coups d’état, coup d‘état, tentative d’assassinat, etc.) et au pays. Pourquoi est-il important d’admettre sa responsabilité dans les différentes crises, de confesser ses fautes et de demander pardon ? Cela apaise la colère des victimes, désamorce toute envie de vengeance et fait baisser la tension dans le pays.
La réparation des torts
La réconciliation est impossible aussi longtemps que les coupables sont gros et dodus, un leurre aussi longtemps qu’ils prospèrent et se la coulent douce, une utopie aussi longtemps qu’ils ne font rien pour les victimes qui ont tout perdu et sont désormais aux prises avec une misère déshumanisante. Elle est « une sinistre plaisanterie » et une vaste escroquerie si ceux qui ont fait du tort à autrui (confiscation de maisons, de terrains, de véhicules, etc.) et à l’État ne posent aucun acte de réparation. Je propose donc que les indemnisations ne viennent pas uniquement de l’Etat. Ceux qui se sont enrichis pendant les dix années de crise en cassant des banques, en accaparant les biens d’autrui ou en tirant profit de l’exploitation de l’or, du cacao, du café, du bois, du coton et des diamants doivent aussi mettre la main à la poche. Ils doivent agir comme le chef des publicains Zachée qui, transformé par sa rencontre avec Jésus, promit de donner aux pauvres la moitié de ses biens et de rendre le quadruple aux personnes qu’il avait lésées (Luc 19, 8).
La reconnaissance des fautes et la réparation des torts peuvent faciliter le pardon et la réconciliation. Elles peuvent incliner telle ou telle victime à faire la paix avec son bourreau. Je dis bien “telle ou telle victime” car le pardon ne peut être imposé à tout le monde. Chacun y va à son rythme, l’accorde quand il sent qu’il est prêt à le faire car toutes les victimes n’ont pas connu les mêmes souffrances.
Accueil de Laurent Gbagbo le 10 juillet à Daoukro par son allié politique Henri Konan Bédié. La réconciliation nationale au menu des discussions très conviviales.
Tous les crimes et atrocités seront-ils pardonnés ? Ne subsistera-t-il pas ce que le philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985) appelle « l’impardonnable »(cf. ‘L’imprescriptible’, Paris, Editions le Pavillon, 1971) ? Les problèmes de fond seront-ils réglés par le Dialogue national préconisé par l’ex-président, Henri Konan Bédié, s’il a lieu ? L’Américain Rick Warren fait une distinction entre réconciliation et résolution. Pour lui, “la réconciliation met l’accent sur la relation, tandis que la résolution se concentre sur le problème”. Il ajoute : “Lorsque nous nous concentrons sur la réconciliation, le problème perd de son importance et devient souvent inutile. Nous pouvons rétablir une relation, même lorsque nous ne sommes pas en mesure de résoudre nos différends. Cela ne signifie pas que vous renoncez à trouver une solution. Vous devrez peut-être continuer à discuter et même à débattre, mais, vous le faites dans un esprit d’harmonie. La réconciliation signifie que vous enterrez la hache de guerre, pas nécessairement le problème.”
Nous avons commencé par dire que, si l’on parle de réconciliation nationale, c’est précisément parce que l’affaire concerne toute la nation et non 4 ou 5 personnes. Nous avons ensuite montré que cette réconciliation nationale, pour réussir, ne peut pas faire l’économie de la vérité, de la justice, de la sincérité, de la reconnaissance des fautes et de la réparation des torts. Quoique nécessaires, ces ingrédients ne suffisent pas pour que la vie soit comme elle était avant 1990 car la réconciliation, après plusieurs crises d’une violence inouïe, prendra du temps et prendra son temps. C’est un processus qui demande la patience et la persévérance de ceux qui croient que la patrie renaîtra plus forte et plus unie de ses blessures.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).