Parce que, pour eux, “l’art n’est pas une réjouissance solitaire [mais] un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes”, parce qu’ils partagent l’idée selon laquelle l’artiste “ne peut se mettre au service de ceux qui font l’histoire [mais] il est au service de ceux qui la subissent”, parce qu’ils “croient que “la noblesse de [leur] métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression” (Albert Camus, discours du 10 décembre 1957 à l’Hôtel de Ville de Stockholm), Yodé et Siro ne pouvaient pas ne pas rappeler, lors de leur concert du 29 novembre 2020, à Yopougon, que le président du RDR ne respecte pas la loi, que Richard Adou est le procureur d’un seul camp, qu’un mort, c’est un mort et qu’il ne sert à rien de “chercher les petits Baoulés dans les villages pendant que les gens sont ici avec des machettes et qu’ils sont bien identifiés”.
5 mois plus tôt, les deux monstres du Zouglou avaient mis sur le marché du disque l’album intitulé “Héritage” dont la chanson-phare, “Président, on dit quoi ?” veut attirer l’attention des autorités ivoiriennes sur le fait que “le pays a besoin de tous ses enfants pour la vraie réconciliation, qu’on ne se réconcilie pas en mettant les gens en prison et qu’il faut se méfier d’un peuple qui ne parle plus”. Depuis ce temps-là, tout le monde savait que le duo de choc était dans le collimateur de Ouattara et de ses partisans allergiques à la moindre critique et qu’il pouvait être arrêté à tout moment. Il y avait comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes. Le 2 décembre 2020, Yodé et Siro sont convoqués à la Brigade de recherche de la gendarmerie pour enquête judiciaire. Le lendemain, ils sont condamnés à 12 mois de prison avec sursis et à payer 5 millions de F CFA d’amende par une justice qui non seulement est soumise à l’exécutif, mais, épargne les coupeurs de têtes et ceux qui enlèvent et assassinent les enfants tout en faisant preuve de sévérité vis-à-vis de quiconque ose dénoncer les tares et abus du régime Ouattara (sur notre photo Yodé et Siro en levant le doigt au ciel se confient à Dieu devant l’injustice qui les frappe).
Ces condamnations sont contestables pour trois raisons. La première, c’est que notre Constitution garantit la liberté d’opinion et d’expression. Deuxièmement, ce qu’ont dit les deux zougloumen dans leur chanson n’est que la stricte vérité. Enfin, de Konan Bédié à Alassane Ouattara, tous les régimes ont fait les frais du franc-parler et de l’impertinence des deux artistes. Les Ivoiriens ne sont donc pas surpris que Yodé et son compagnon aient été inculpés pour “outrage à magistrat et diffusion d’informations mensongères à relent racial et tribal”. Ce qui surprend, en revanche, c’est le silence de la France et des autres pays occidentaux qui se vantent d’être de grandes démocraties et qui, hier, défendaient, férocement, Ouattara accusé de fraude sur la nationalité ivoirienne. Ce silence est une honte comme le colonialisme à propos duquel Jean-Paul Sartre en visite à Alger en 1956 déclarait : “Le colonialisme est notre honte, il se moque de nos lois ou les caricature ; il nous infecte de son racisme…; il tente de se défendre en suscitant un fascisme jusque chez nous, en France. Notre rôle, c’est de l’aider à mourir. Non seulement, en Algérie, mais, partout où il existe.” Ce qui surprend, c’est aussi le fait que Macron, Le Drian, les intellectuels, médias et guides religieux français se soient émus de la décapitation de l’enseignant, Samuel Paty, mais, se montrent indifférents à celle de l’Ivoirien, Toussaint Koffi N’Guessan, par des miliciens proches de Ouattara. Ce qui étonne, c’est encore le fait que Ouattara qui se targue d’être l’ami de la France ne sache pas que Charles de Gaulle, lorsqu’il lui fut demandé s’il était opportun d’arrêter Jean-Paul Sartre qui soutenait les manifestations étudiantes de mai 1968, répondit : “On n’arrête pas Voltaire.” Si Ouattara avait un peu de culture, s’il connaissait l’histoire et la politique françaises, il ne commettrait ni le sacrilège ni la bêtise de s’en prendre à deux chanteurs perçus à juste titre comme “ la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche” (Aimé Césaire). Ce qui surprend, c’est enfin la dénonciation du troisième mandat d’Alpha Condé et la justification de celui de Ouattara par le gouvernement français comme s’il y avait, d’un côté, les bons violeurs de la Constitution et les mauvais violeurs, de l’autre.
Comment peut-on être contre et pour une chose en même temps ? Comment peut-on se revendiquer de l’humanisme et refuser de reconnaître l’humanité des Africains ? La Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à Paris le 10 décembre 1948, ne concernerait-elle que les Blancs ? Devant un tel deux poids, deux mesures, devant une indignation aussi sélective, on ne peut que donner raison à Sartre qui écrivait ceci : “Notre humanisme n’était qu’une idéologie menteuse, l’exquise justification du pillage ; ses tendresses et sa préciosité cautionnaient nos agressions. Il s’agit d’un humanisme raciste puisque l’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres. Nous sommes les ennemis du genre humain.” (cf. sa préface à ‘Les Damnés de la Terre’ de Frantz Fanon).
La France a encouragé Ouattara à dialoguer avec le Conseil national de transition (CNT). A mon avis, elle ne demande pas un dialogue mais une reconnaissance de sa marionnette ; elle veut que nous nous soumettions à la dictature de Ouattara, que nous laissions ce dernier continuer à appauvrir les Ivoiriens et que nous regardions les entreprises françaises s’enrichir sur notre dos sans réagir.
Siro et Yodé, qui n’ont tué personne, ne méritaient pas d’être convoqués à la gendarmerie ; ils n’ont commis aucun crime en critiquant les dérives du régime. Dire ce que l’on pense d’un individu qui, non content d’avoir pressuré et martyrisé notre peuple pendant 10 ans, viola notre Constitution en briguant un 3è mandat, interpeller un procureur qui pratique une justice à deux vitesses, n’est pas un crime. Les vrais criminels, ce sont les miliciens et microbes qui agressent, tailladent et décapitent sans être inquiétés.
Ce qui est important, aujourd’hui, ce n’est ni de discuter avec le protecteur de ces criminels pour l’aider à s’en sortir, ni de cotiser pour Siro et Yodé, ni de chanter le Te Deum pour deux passeports auxquels Laurent Gbagbo a bien droit et qui arrivent seulement après le 31 octobre 2020. L’important est d’arrêter rapidement ce régime dictatorial qui a déjà fait trop de mal à notre pays. Pour cela, il nous faut non seulement boycotter les produits et entreprises français mais reprendre les manifestations de désobéissance civile, être 2 à 3 millions de personnes dans les rues d’Abidjan pour paralyser la ville jusqu’à la chute du régime. Car, si nous restons inactifs, chacun de nous risque de connaître le même destin que Pascal Affi N’Guessan et Maurice Kakou Guikahué.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).