Dans son homélie du 12 octobre 2019, ouvrant la nouvelle année pastorale, l’archevêque d’Abidjan a affirmé que “l’église doit se positionner entre un mutisme complice et une parole subversive, destructrice”. Une telle affirmation, je la trouve peu convaincante et irrecevable car elle laisse penser qu’il existe une voie médiane pour laquelle Jésus aurait opté.
Selon ma compréhension des évangiles, je vois plutôt celui-ci dans l’affrontement, dans la contestation du pouvoir politico-religieux et, donc, dans la subversion, lorsqu’il traite le roi Hérode Antipas de renard (Lc 13, 32), lorsqu’il guérit un homme hydropique le jour du sabbat (Luc 14, 3.), lorsqu’il parle avec une femme considérée par les Juifs comme une hérétique et qu’il lui dit que “le temps vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité” (Jn 4, 23), lorsqu’il accuse scribes et pharisiens d’aimer “les premières places dans les synagogues et les salutations dans les places publiques” (Luc 11, 39-43). C’est d’ailleurs cette subversion qui le conduira à la mort sur une croix. Non, le Nazaréen n’était ni dans la neutralité ni dans l’équilibrisme parce qu’il savait que “rester neutre face à l’injustice, c’est choisir le camp de l’oppresseur” (Mgr Desmond Tutu). Et Dieu seul sait combien le pouvoir des hommes politiques et religieux, à l’époque de Jésus, écrasait le petit peuple et le chargeait de lourds fardeaux qu’il n’osait pas remuer du petit doigt. C’est dans les pas de ce Jésus refusant le “ni ni” que l’évangéliste Jean essaie de marcher en interpellant l’église de Laodicée en ces termes : “Je connais tes œuvres, je sais que tu n’es ni froid ni bouillant. Si seulement tu étais froid ou bouillant ! Ainsi parce que tu es tiède et que tu n’es ni bouillant ni froid, je vais te vomir de ma bouche.” (Apocalypse 3, 16)
Mgr Kutwã rappelle la règle d’or (golden rule en anglais) de Jésus dans Mt 7, 12 : “Faites aux autres ce que vous voulez que l’on fasse pour vous.” Lui, Kutwã, aurait-il aimé si Mgr Agré (1997-2007) ou Mgr Yago (1960-1997) l’avait expulsé de l’archidiocèse d’Abidjan et donc l’avait contraint à l’exil pour avoir exprimé une opinion contraire à celle de l’archevêque ? Or, sur ordre de Dramane Ouattara qu’il fait semblant de critiquer aujourd’hui, il somma, en janvier 2016, le P. Julien N’Guessan Sess de quitter l’archidiocèse d’Abidjan où est installée la communauté du P. Sess (les Jésuites). Sauf erreur ou oubli de ma part, c’est la première fois qu’un prêtre ivoirien était poussé à l’exil par un évêque ivoirien alors que notre constitution l’interdit formellement. Quel “crime” le P. Julien avait-il commis ? Ce n’est pas la doctrine qui opposait Kutwã à Sess, sinon Mgr Pierre-Marie Coty, ancien évêque de Daloa et ami de la Communauté Marie mère de la charité chrétienne, aurait subi le même sort que le P. Julien. Ce que Kutwã n’a pas pardonné, ce sont les critiques de Sess contre le régime Ouattara.
Quand le successeur de Mgr Bernard Agré fustige “le clientélisme, le favoritisme, la corruption [qui] sont de bien vilains défauts dont nous devons nous délaisser si nous voulons une Côte d’Ivoire vraiment une et prospère et cela ne saurait se faire en se passant de compétences avérées”, on a juste envie de dire que ce n’est pas trop tôt et que cette parole moralisatrice, qui arrive tardivement, n’est pas différente de celle d’un opportuniste qui, voyant que le vent est en train de tourner, essaie de contenter un peuple qui, tôt ou tard, demandera des comptes à tous les collabos de ce régime tyrannique et criminel.
En somme, Kutwã, par cette homélie peu originale et peu courageuse, cherche à sauver sa peau. Au lieu d’attaquer un régime dont il fut un conseiller et un laudateur chevronné pendant 8 ans, l’archevêque d’Abidjan devrait assumer sa posture car un homme digne de ce nom doit être en mesure d’accepter et de subir les conséquences de ses actes. Mais le plus grave, ce n’est pas cette calamiteuse tentative de se racheter auprès du peuple ivoirien que Ouattara a martyrisé au nez et à la barbe de Kutwã sans que ce dernier ne lève le petit doigt (même le massacre des Ebriés d’Anonkoua-Kouté ne le poussa pas à élever une vive protestation contre le dictateur). Le plus grave, c’est qu’il donne l’impression de douter de ce qui se raconte sur le régime autour de lui quand il déclare : “Il se dit de plus en plus en Côte d’Ivoire que les grands marchés de l’Etat sont passés de gré à gré et que ce sont toujours les mêmes personnes qui en tirent profit. Si cela est avéré, ne se trouvent-ils pas, en Côte d’Ivoire, d’autres compétences à même de réaliser ces marchés ?” Le cardinal Laurent Monsengwo et les autres évêques congolais ne sont pas dans les “Il se dit que” mais dénoncent et condamnent clairement l’injustice, l’arbitraire et le faux après avoir mené leur propre enquête, après avoir envoyé des observateurs dans les bureaux de vote, parce qu’ils côtoient le peuple congolais au quotidien, parce qu’ils ne rendent pas visite qu’aux riches et puissants du pays, etc.
En conclusion, je dirais que la dernière homélie de Mgr Jean-Pierre Kutwã est un non-événement, sauf pour les attrape-nigauds (sur notre photo Mgr Kutwa s’apprête à tomber dans les bras de Ouattara). L’archevêque d’Abidjan a eu 8 ans pour montrer sa proximité et sa solidarité avec les prisonniers, exilés et spoliés. En ouvrier de la onzième heure, c’est-à-dire, en bon opportuniste, il veut nous faire croire aujourd’hui qu’il se préoccupe du sort des Ivoiriens. Ce tour de passe-passe aura du mal à passer puisque Kutwã semble jusqu’ici avoir eu pour seule préoccupation d’être dans les bonnes grâces de Dominique et Dramane Ouattara. Ce que disait Mongo Beti au sujet du clergé camerounais peut bien bien s’appliquer à lui et à d’autres membres du clergé ivoirien : “Vénération des autorités établies, déférence envers les puissants et les riches, insensibilité à la détresse des foules ignorantes et démunies, collaboration ostentatoire avec un régime qui se maintient par l’effusion du sang ininterrompue, telles sont quelques tares dont souffre l’église camerounaise” (M. Beti, “Main basse sur le Cameroun”, Montréal, Editions québécoises, 1974, p. 94). A la différence de Mgr Alexis Touabli, évêque d’Agboville et ancien président de la conférence épiscopale de Côte d’Ivoire, qui osa dire “non” à l’argent des candidats aux élections en pleine campagne électorale, Kutwã ne se gêna point pour prendre plusieurs millions du sulfureux Hamed Bakayoko et permit à ce dernier de prendre la parole au cours de la messe dans deux paroisses (Saint Philippe d’Abobo-Sagbé et Saint Marc d’Abobo Akekoi) les 16 et 30 septembre 2018.
Certes, on a tous besoin d’argent pour faire ceci ou cela. Même pour aider les pauvres, l’argent est nécessaire. A cause de cet argent, que personne n’emportera dans sa tombe, faut-il pour autant laisser un criminel opprimer, humilier et martyriser tout un peuple ?
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis)