DJIBOUTI : La stratégie d’implantation chinoise

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Depuis quelques années, la Chine occupe une bonne place dans les réflexions sur l’économie mondiale et les relations internationales. Elle est, dit-on, la seconde puissance économique mondiale. Selon certaines sources d’information et de désinformation, la Chine est devenue le premier investisseur étranger en Afrique subsaharienne (notre photo montrant les présidents djiboutien Ismael Omar Guelleh et chinois Xi Jinping le 3 décembre à Johannesburg en marge du Sommet Chine-Afrique).

Mais déjà dans les années 1980, la Chine construisait des terrains et des édifices (1) dans beaucoup de pays africains. Mais elle n’avait pas le même poids dans les relations internationales et l’économie mondiale. Si on trouve des entreprises dans le secteur des travaux publics la construction, la Chine investit des secteurs stratégiques comme l’énergie (gaz et pétrole), l’agriculture, les infrastructures de transport (port, chemin de fer)… Au-delà de ses investissements, elle dispose d’une diaspora importante (2) dans les pays concernés. On trouve aussi une diaspora africaine (3) en Chine. Depuis une quinzaine d’années, un Sommet Afrique-Chine a lieu, réunissant les présidents et premiers ministres de la Chine et des pays africains. Ce que certaines personnes appellent investissement est en fait une main basse sur les ressources naturelles des pays africains.

Comme d’autres dirigeants africains, le président de la République de Djibouti, Ismaël Omar Guelleh, exprime une satisfaction des investissements chinois dans son pays. Dans un entretien accordé à l’agence Reuters, le 4 février dernier, il affirme que «La Chine a le droit de défendre ses intérêts comme tout le monde». Compte tenu des informations publiées par l’agence djiboutienne d’information et des sources étrangères, la Chine occupe la première place des investisseurs étrangers dans ce petit pays de la Corne de l’Afrique détrônant d’autres pays comme la France, l’Ethiopie, l’Arabie Saoudite…

Le concept gagnant-perdant

A la différence des Occidentaux, la Chine a inventé une fameuse expression dans ses relations avec l’Afrique : le concept gagnant-gagnant. Ce n’est pas uniquement dans le continent africain que les investissements chinois ont augmenté. Ils progressent aussi dans d’autres pays comme en Amérique latine et en Europe du Sud (4), mais sans recourir à une quelconque expression. La République de Djibouti comme d’autres pays du continent sont tombés dans le piège du concept «gagnant-gagnant», cher aux dirigeants chinois. En effet, par ce concept, la Chine défend biens ses intérêts… en instaurant un contrôle des secteurs importants des économies africaines. Selon IOG, «Les Chinois sont nos plus grands investisseurs.» Dans ce pays, des entreprises chinoises ont construit et construisent les nouveaux aéroports et ports (en projet), le chemin de fer (réalisé et inauguré)… Ce sont elles qui décident ce qu’elles veulent et comment elles veulent le faire (5). Comme on dit chez nous, la seule chose qu’attend IOG, c’est sa commission, que doivent s’acquitter toutes ces entreprises. Quand on parle de commission occulte, on ne peut éviter de parler de corruption. C’est tautologique de dire que les régimes politiques, autoritaires et démocratiques, et les entreprises fonctionnent par la corruption (6), c’est tellement évident. Mais à Djibouti, comme il n’y a pas de liberté d’expression, il ne peut exister de scandale de corruption.

Sous la pression des groupes chinois et djiboutiens, le président décide la construction de deux aéroports, l’Aéroport International El Haji Hassan Gouled Aptidon à Djibouti (7) et l’Aéroport International El Haji Ahmed Dini à Ras Ryan dans la région d’Obock. Ils seront construits par l’entreprise chinoise China Engineering Construction Compagny pour 599 millions de dollars. C’est un des grands projets présidentiels du 4ème mandat. Mais qu’apporteront au développement du pays et à ses habitants ces deux aéroports pour un petit pays, jouxtant un grand pays comme l’Ethiopie disposant des grands atouts en matière d’infrastructures aéroportuaires, touristiques, de transport aérien… ?

Les projets des entreprises chinoises dans notre pays sont financés par la Banque China Exim Bank. Par ailleurs, à la fin de l’année 2012, la société China Merchants Holdings International a acquis 23,5 % des parts du Port International de Djibouti pour 185 millions de dollars. Avec un tel niveau de participation, les Chinois contrôlent le poumon économique de notre pays. Par ailleurs, il y a un imbroglio amical, financier et judiciaire, qui oppose IOG et son ancien associé, Abdourhaman Boreh, qui pèse sur les finances publiques. Les prêts accordés à la République de Djibouti pour financer la réalisation de ces projets n’ont aucun impact quant au développement du pays – le taux de pauvreté n’a pas baissé, les services publics sont inaccessibles à la grande majorité de la population, le chômage touche plus de 50% de la population… – Ce sont des prêts accordés par la China Exim Bank. Ils sont improductifs et inefficaces sur le plan social ; ils constituent un point négatif pour les futures générations et les finances publiques par l’augmentation de l’endettement public. Si l’intégration des pays de la Comesa ne se traduit pas par l’augmentation des échanges commerciaux et de services avant de penser à un marché international, les investissements ne peuvent être bénéfiques pour la République de Djibouti. L’augmentation de l’endettement public est un fardeau que doit supporter une population exclue de tous ces projets mégalomaniaques. C’est elle qui doit rembourser. Comment ? En la privant du bénéfice légitime des ressources de son pays.

Si la Chine comme toute puissance économique et militaire a le droit de défendre ses intérêts dans ce pays, ses dirigeants sont conscients des intérêts de leur pays dans un monde compétitif. Ils se donnent les moyens financiers et économiques.

Une autre présence qui renforce l’humiliation

L’ex-Territoire Français des Afars et des Issas a accédé à son indépendance dans un contexte politique régional assez instable. L’Ethiopie et la Somalie nationaliste étaient en guerre. Le risque d’annexion du nouvel Etat par l’Ethiopie ou la Somalie était tellement grand que les nouvelles autorités avaient négocié avec l’ex-puissance coloniale un accord de défense, qui prévoyait la présence militaire des armées françaises. La France a installé dans ce petit pays sa plus grande base militaire du continent africain en nombre de militaires.

La République de Djibouti est située dans une zone géostratégique. A cheval entre deux continents, l’Afrique et l’Asie, elle est l’un des passages de la plus grande route maritime au monde, l’Occident et l’Orient. Partageant une histoire et des valeurs avec une région du monde arabe, le Golfe Arabo-persique, où se trouvent les grands producteurs du pétrole (Arabie Saoudite) et du gaz (Qatar). C’est une région, qui depuis la fin de la décennie traverse des crises politiques et sociales fortes où des nouveaux groupes apparaissent sur la scène politique et sociale comme les groupes fondamentalistes religieux.

Après le déclenchement de la guerre contre le terrorisme en Afghanistan, décidé par Bush Jr. en octobre 2001, la République de Djibouti est devenue comme un des lieux de la sécurité de l’Occident (8) dans le contexte de post-guerre froide et l’émergence des groupes terroristes comme acteurs sur la scène internationale. Le gouvernement étasunien a négocié avec le gouvernement d’Ismaël Omar Guelleh la présence des forces spéciales antiterroristes (9) dans les eaux nationales avant d’avoir une base militaire en 2002. Et en 2011, le Japon ouvre sa première base militaire à l’étranger. Officiellement, c’est pour défendre les bateaux de la marine commerçante japonaise contre la piraterie maritime dans le Golfe d’Aden et les côtes somaliennes dans l’Océan Indien.

Pendant ce temps, la Chine développe sa stratégie commerciale et ses relations diplomatiques et politiques avec les dirigeants dans la Corne de l’Afrique en investissant, occupant, ainsi, un espace économique. Comme puissance économique mondiale, l’Etat chinois se dote des moyens pour défendre les intérêts de ses entreprises et de ses citoyens, travaillant dans d’autres pays du monde. Le terrorisme comme la piraterie sont des phénomènes auxquels fait face la Chine. L’instabilité des pays du Golfe Arabo-Persique (10) comme ceux de la Corne de l’Afrique est une préoccupation pour le gouvernement chinois. Ainsi, depuis 2008, la marine chinoise avait effectué plusieurs missions anti-piraterie dans le Golfe d’Aden, comme en 2011, en Libye, pour évacuer ses ressortissants, mais aussi, des étrangers. Elle est intervenue, aussin au Yémen en 2015, des frégates de la marine chinoise ont évacué plus de 500 citoyens chinois et des étrangers en République de Djibouti.

En fait, la stratégie de la Chine va au-delà d’une présence symbolique, même si les investissements servent de base pour ses relations politiques, non seulement, avec la République de Djibouti, mais aussi, de la Corne de l’Afrique, incluant le Yémen. Reprenant l’idée de la Route de la Soie, constituée par des anciennes routes commerciales entre l’Europe et l’Asie, la stratégie chinoise étend la «nouvelle route de la soie», passant par le Golfe Arabo-Persique, à des pays africains. Ismaël Omar Guelleh déclarait que «… nos intérêts sont complémentaires ». Quelle complémentarité y a-t-il entre les intérêts chinois et ceux de la République de Djibouti ? Une grande puissance économique, industrielle et militaire ne peut partager les mêmes intérêts qu’un petit pays, classé dans le groupe des Pays les Moins Avancés (PMA). Les gouvernements, qu’a présidés et préside le Chef de l’Etat, se sont contentés de signer des accords léonins ; qui ont amené plus d’humiliation sociale pour la population. Comment expliquez-vous que les Etats-Unis embauchent des travailleurs philippins pour travailler dans sa base dans notre pays au lieu d’embaucher des travailleurs djiboutiens ? C’est l’illustration parfaite d’un accord léonin et de soumission du pays hôte de la base militaire étrangère. Le locataire de cette dernière au gouvernement djiboutien impose des immigrés économiques alors que le chômage touche plus de 50% de la population active, et surtout, les jeunes, qui prennent le chemin de l’exil. Après les Etats-Unis, la Chine se sert de la République de Djibouti pour sa stratégie d’affirmation de puissance mondiale, dotée de capacités d’interventions «humanitaires» et militaires.

La question que se posent tant de citoyens de ce pays est de savoir : qui défend alors les intérêts de la République de Djibouti et des Djiboutiens ? Les gouvernements, présidés par l’actuel Chef d’Etat, se sont transformés en un agent représentant les intérêts des Occidentaux et des Asiatiques (11) sans se préoccuper de la dégradation de la situation quotidienne de sa population. La défense des intérêts de ces pays se fait sur l’insécurité que vivent des habitants de ce pays, qui subissent les affres de la famine, de la violence, de la répression et de la corruption de son élite dirigeante. La position stratégique de ce petit pays profite à d’autres nations, et non à ses habitants. Jusqu’à quand ce pays sera selon un membre du Front de la Restauration pour l’Unité et la Démocratie (FRUD), Mohamed Kadamy, un «porte-avions des intérêts de l’Occident», et des pays asiatiques ?

La Chine est déjà militairement présente à Djibouti. La présence de militaires et les visites des hauts responsables militaires chinois et la coopération militaire n’échappent à personne. Le contrôle du Bab-El Mandel est aussi important pour le développement économique de la Chine. L’inauguration de la base militaire chinoise est juste une question de temps. Peut-être à la fin de cette année. C’est une bonne affaire pour le système corrompu djiboutien, car elle apportera de l’argent frais à ce système. Mais au-delà de la destruction morale, la présence des bases étrangères dans ce pays comme dans d’autres pays est un facteur de destruction de l’environnement. Qui contrôle les activités et les exercices des militaires étrangers ? Les Etats-Unis et la France sont des puissances nucléaires, confrontées au problème de l’enfouillement des déchets nucléaires. Il faut se rappeler de ce que la République de Djibouti constitue un terrain d’expérimentation de nouvelles armes développées par les armées occidentales.

Notes
1. Au début de la décennie 1980, la Chine s’ouvrait au reste du monde. Liant relations diplomatiques et économie, le géant asiatique offrait à certains pays africains des grands édifices et des terrains, appelés terrains de l’amitié ou encore palais du peuple, non seulement des pays ayant adopté le régime communiste.
2. Contrairement aux pays occidentaux ou le Japon, les investissements chinois dans les pays africains ont aussi un impact sur les migrations des populations chinoises. Au début, et même maintenant selon le secteur, les entreprises chinoises installées en Afrique ont un personnel à majorité chinois. Dans certains pays comme en Algérie, au Sénégal, on trouve des petits magasins tenus et gérés par une diaspora chinoise en développement. Il y a très peu de statistiques sur les immigrés chinois dans les pays africains. Depuis quelques années, la diaspora africaine fait face au racisme de la société chinoises et la répression de la police.
3. Dans certaines villes chinoises, on trouve une diaspora africaine, concentrée principalement dans les villes du Sud, Hong Kong, Yiwu constituée des entrepreneurs, professeurs d’anglais… La plus part font de l’exportation des produits chinois vers leurs pays d’origine. A part les commerçants installés dans les villes chinoises, on trouve des commerçants et hommes d’affaires de passage pour s’approvisionner directement dans les comptoirs et les vendre dans leurs magasins en Afrique.
4. On n’entend pas parler de sommet avec d’autres pays. Les relations avec ces pays se font plus normalement.
5. Cette attitude rappelle le comportement des multinationales occidentales dans les années 1960 jusqu’aux années 1980. A l’époque on parlait d’éléphants blancs, des grandes infrastructures, qui ont été abandonnées, détruisant l’environnement.
6. Le scandale de la corruption touche aussi les pays émergents comme la Chine où le président a Xi Jinping entrepris une grande opération de lutte contre la corruption qui touche des dirigeants du Parti Communiste Chinois, le Brésil où un scandale de corruption de l’entreprise Pétrobas risque de conduire à la destitution de la présidente Dima Rousseff et Jacob Zuma est soupçonné personnellement de détournement des deniers publics à des fins personnelles…
7. L’Aéroport International de Djibouti n’accueille pas plus de passagers qu’il y a 5 ans ou 10 ans. Le tourisme n’est pas développé dans ce pays. Aucune publication n’est publiée sur l’évolution du tourisme. Le transport par fret aérien coûte cher pour les entreprises. Donc la construction de ces deux aéroports ne résulte pas d’une étude de marché, mais plutôt un désidérata du président et l’appât du gain immédiat des entreprises chinoises.
8. La République de Djibouti avait déjà servi comme base de la coalition dirigée par l’administration Bush père contre l’occupation du Koweït par l’Irak en 1990. L’appui à cette coalition a valu au président Hassan Gouled Aptidon d’être reçu à la Maison Blanche.
9. Après les attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush a mis en place une opération militaire dénommée «Opération liberté immuable». Les alliés occidentaux des Etats-Unis ont participé. L’Italie, l’Espagne, l’Allemagne ont pris part militairement. Leurs militaires ont été placés sous la direction d’un Général étasunien. En 2003, un des commandements de l’AFRICOM, La Combined Joint Task Force – Horn of Africa (CJTF-HOA), un des commandements de l’AFRICOM, est installé.
10. L’Arabie Saoudite avec 12,9%, l’Iran 29,3%, l’Irak 23,6%, Oman 12,3%, le Yémen 8% sont les principaux fournisseurs de pétrole et de gaz à la Chine. Mais dans la même région, la Chine vise d’autres pays producteurs de pétrole où les entreprises chinoises la China National Offshore Oil Corporation, la China National Petroleum Corporation prospectent (au sud de l’Ethiopie) et exploitent des gisements pétroliers (Soudan).
11 La République de Djibouti a établi des relations diplomatiques et commerciales, non seulement avec la Chine et le Japon, mais aussi avec la Corée du Sud, la Malaisie, l’Inde, la Thaïlande. Les échanges économiques se sont développés ces dernières années plus avec la Malaisie et l’Inde. Le Japon est le premier pays asiatique qui a ouvert une base militaire en 2011.

Mohamed Abdillahi Bahdon

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