ESCLAVAGE : Les Caraïbes demandent réparation

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Les souffrances endurées par les Africains déportés et réduits en esclavage dans les Amériques, et par les peuples autochtones qui ont eux aussi souffert de la barbarie du système colonial, sont avérées. Ce qui est peut-être moins reconnu, ce sont les implications financières persistantes, tant pour les sociétés esclavagistes que pour les esclaves et leurs descendants.

De plus en plus fréquemment, les gouvernements et les institutions qui ont bénéficié de la conquête, de l’esclavage « mobilier » et du colonialisme sont sommés de reconnaître le rôle qu’ils ont joué dans ces systèmes et de procéder à des restitutions adéquates. C’est une demande croissante dans les pays du Sud global (qui comprennent l’Afrique, l’Amérique latine et les Caraïbes, ainsi que, certaines parties de l’Asie et de l’Océanie). 

Il est primordial que ces entités reconnaissent que leur richesse a été créée par la destruction d’innombrables communautés, cultures et sociétés ethniques, qui continue d’avoir des répercussions sur les capacités de celles-ci à prospérer. L’économiste saint-lucien et prix Nobel, Arthur Lewis, auteur de Labour in the West Indies en 1939, l’historien et premier premier ministre de Trinité-et-Tobago, Eric Williams, auteur de Capitalisme et esclavage en 1944, et l’historien économique barbadien, Hilary Beckles, l’ont déjà attesté.

Dénégations ancestrales

Ces démonstrations de la nécessité des réparations contredisent de nombreuses dénégations ancestrales, comme celle de l’historien américain, Seymour Drescher, qui soutenait en 1944 que l’abolition de la « traite des esclaves » par le Royaume-Uni en 1807 résultait de la mobilisation de l’opinion publique britannique contre ce commerce, et non de l’intérêt économique déclinant de l’esclavage pour ce pays.

Avant même Williams et Beckles, l’économiste, Arthur Lewis, célèbre pour ses recommandations en faveur de l’industrialisation des Antilles, était un fervent défenseur de la réparation des torts coloniaux. Il rappelait que les quelque 200 ans de travail gratuit extorqués par le Royaume-Uni aux personnes réduites en esclavage dans les Caraïbes constituaient une dette qui devait être remboursée. 

En réalité, dans les Caraïbes, l’appel à réparation pour le génocide des populations autochtones, pour la traite et l’esclavage des Africains, pour les accords fallacieux passés en Asie et les injustices post-esclavagistes et post-coloniales, fait partie de la jurisprudence et de l’histoire des relations Europe-Caraïbes depuis plus de deux siècles. Les pionniers en ont été des Africains réduits en esclavage, qui savaient que leur capture illégale constituait une violation de leurs droits humains et qui ont lutté pour mettre fin au trafic transatlantique et à l’asservissement en tant que « biens meubles ». 

Quête de justice

Dans la période qui a suivi l’abolition de l’esclavage, les personnes émancipées ont repris la lutte, pour obtenir des terres et des salaires décents. Les XVIIIe et XIXe siècles ont ainsi été marqués par des guerres dans toutes les Caraïbes ; la guerre de Morant Bay en Jamaïque en 1865 et les manifestations ouvrières des années 1930 dans la région ont poursuivi cette quête de justice réparatrice – les classes dirigeantes cherchant à maintenir l’esclavage tandis que les masses refusaient de coopérer. 

Le mouvement social et culturel des rastafari, qui s’est développé à partir de la Jamaïque dans les années 1930, s’inscrit dans cette logique. Il a été repris par la société civile, les universitaires, les hommes politiques et, depuis 2013, par les gouvernements de la région. Le premier homme politique à le faire a été l’ambassadeur, Dudley Thompson, qui a joué un rôle clé lors de la conférence d’Abuja (Nigéria) sur la réparation en 1993, à laquelle ont également participé Chef Abiola, homme d’affaires nigérian prospère qui a œuvré pour inscrire les réparations à l’ordre du jour diplomatique international, et Lord Anthony Gifford, avocat spécialisé dans les droits humains au Royaume-Uni et en Jamaïque, qui se bat pour les droits des Caribéens. 

De nombreuses institutions ont assumé leur passé et exhorté les pays impliqués à reconnaître les conséquences de l’esclavage

Aujourd’hui, de nombreuses institutions ont assumé leur passé et exhorté les pays impliqués à reconnaître les conséquences de l’esclavage et du colonialisme, et à compenser les siècles de violence et de discrimination par des réparations, conformément, à la Déclaration et au Programme d’action de Durban, et au programme d’activités de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2014-2024).

Une adhésion croissante

Parmi les institutions qui militent en faveur des réparations figurent des universités telles que Princeton aux Etats-Unis et Cambridge au Royaume-Uni, ainsi que, des écoles créées par d’anciens esclavagistes, comme celle de Munro en Jamaïque. D’autres font également pression en faveur des réparations, à l’image de l’Eglise anglicane, des mécanismes et des organes des Nations-Unies, des banques, des compagnies d’assurances et des descendants d’esclavagistes. Ces derniers, menés par l’ancienne journaliste britannique de la BBC, Laura Trevelyan, ont formé un groupe appelé « The Heirs of Enslavers » (les héritiers des esclavagistes).

La nécessité des réparations financières emporte une adhésion croissante

La nécessité des réparations financières emporte une adhésion croissante et des chiffres précis ont été avancés par la société de conseil américaine, Brattle Group. Cette société estime que la somme totale due par les anciens Etats esclavagistes à 31 pays des Amériques s’élève à 107,8 billions de dollars des Etats-Unis. Selon ce calcul, le Royaume-Uni se verrait ainsi contraint à verser quelque 24 billions de dollars à 14 pays du CARICOM et 9,5 billions de dollars à la Jamaïque. Les Etats-Unis devraient quant à eux verser 26,790 billions de dollars pour la pratique de l’esclavage transatlantique dans leur pays, et la France 9,288 billions de dollars pour la Martinique, la Guyane française, la Guadeloupe et la Grenade, et 1,4 de milliard à Haïti. Le Brésil, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas sont également concernés par ces demandes. Les réparations pour la période postérieure à l’esclavage sont estimées à 22,9 billions de dollars, ce qui porte la somme totale à un peu plus de 130 billions de dollars.

Jusqu’à ce que justice soit rendue

Parallèlement, un Plan pour une justice réparatrice a été proposé par la Communauté des Caraïbes (CARICOM), groupe de vingt pays s’étendant des Bahamas au Nord, au Suriname et à la Guyane en Amérique du Sud. La Commission des réparations de la CARICOM a été créée par les chefs de gouvernement des pays, le Centre de recherche sur la réparation de l’Université des Indes occidentales et les comités nationaux de réparation de l’ensemble des Caraïbes. Le plan en dix points insiste notamment sur les excuses officielles, l’éradication de l’analphabétisme, la reconnaissance des savoirs africains et l’annulation de la dette.

Quelle que soit la démarche choisie, le mouvement en faveur de la justice réparatrice continuera à se développer jusqu’à ce que justice soit rendue à toutes les personnes maltraitées par l’indécence de l’esclavage des « biens meubles » et de la suprématie blanche, telle qu’elle s’est exprimée à travers le colonialisme et se manifeste dans ses prolongements contemporains.

Après tout, comme l’a déclaré en 1964 Sir Ellis Clarke, représentant du gouvernement trinidadien auprès du Comité des Nations-Unies sur le colonialisme, « une puissance administrante (…) n’a pas le droit d’extraire pendant des siècles tout ce qu’il est possible de prélever d’une colonie et, une fois cela fait, de se libérer de ses obligations. (…) La justice exige qu’une réparation soit effectuée envers le pays qui a subi les ravages du colonialisme ».

Verene Shepherd
Historienne, directrice du Centre de recherche sur les réparations à l’Université des Indes occidentales de Kingston (Jamaïque).

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