Selon un récit que Flaubert aurait estimé « aimable et convenable », la catastrophe rwandaise de 1994 serait l’œuvre de ténébreux barbares hutu soutenus par la France inique et colonisatrice. Cette légende confère une autorité morale aux Etats-Unis, de même qu’à certains Canadiens dont Louise Arbour, Roméo Dallaire et Maurice Baril. Or l’ancien secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros Ghali a déclaré en 1998 que « le génocide au Rwanda est à 100% la responsabilité américaine », et il l’a répété à l’auteur en novembre 2002. comment deux interprétations si contradictoires d’une même crise peuvent-elles persister ? Des recherches méthodiques, des entrevues exclusives et une analyse serrée des écrits populaires sur le sujet permettent à l’auteur de démontrer non seulement que la première version est archi-fausse, mais qu’elle a été édifiée pour occulter les vraies causes de la tragédie et protéger des criminels. Pour l’imposer, les adeptes de ce récit « aimable et convenable » ont puisé à même les clichés et les conventions littéraires d’une époque qu’on pensait révolue : celle de l’esclavage et du colonialisme. Ce livre prend donc certains auteurs comme Colette Braeckman, Philip Gourevitch, Jean Hatzfeld ou le général canadien Roméo Dallaire en flagrant délit de mensonge. Un dossier salué par la critique nord-américaine.
L’auteur de l’ouvrage, Robin Philpot vit à Montréal. Diplômé en histoire et en lettres de l’Université de Toronto, il a vécu près de trois ans en Afrique francophone dont deux au Burkina Faso où il a enseigné l’anglais et l’histoire.
MORCEAU CHOISI
UN AVATAR DE L’EUROPE COLONIALE
COLETTE BRAECKMAN
Dans son essai « Rwanda. Histoire d’un génocide » (1) publié à chaud à l’automne 1994, Colette Braeckman se fait correspondante de guerre et éditorialiste. Comme toute correspondant de guerre, elle aligne des faits, propose des hypothèses, offre des citations de dirigeants qui, semble-t-il, n’avaient pas le choix de ne pas les lui accorder en raison de son influence au quotidien Le Soir de Bruxelles et au Monde diplomatique. Elle fournit beaucoup d’informations… mais peu de vérités – la vérité étant la première victime de la guerre, comme le disait en 1917 le sénateur américain Hiram Johnson, ce qui est surtout vrai pour les correspondants de guerre. A titre d’éditorialiste, elle fait preuve d’une morgue toute post-coloniale et témoigne d’un parti pris flagrant en faveur du Front patriotique rwandais (FPR), ainsi que d’une complaisance envers ses propres compatriotes belges.
Fidèle à la tradition, elle accorde tous les égards et tous les compliments au dirigeant africain qui partage le plus sa propre vision de l’Afrique des Grands Lacs, Paul Kagame en l’occurrence (même si elle a changé d’opinion depuis la publication de ce livre). Aux autres, comme le président Habyarimana, elle réserve insultes, gros mots et procès d’intention. Ce qu’elle dira des dirigeants se répercutera, bien sûr, su leurs ouailles respectives. Les soldats belges sont au-dessus de tout soupçon. Madame Braeckman s’indigne, par exemple, que des Rwandais aient osé accuser, dès 1990, des troupes belges de draguer des Rwandaises et même d’en avoir violé certaines. Qui connaît un tant soit peu les habitudes des soldats blancs en Afrique sait qu’un tel comportement serait bien sûr inimaginable ! Elle ne s’indigne pas, en revanche, du fait que les soldats belges aient mis à sac leur hôtel et l’aéroport de Kigali, notamment, en y répandant partout leurs excréments. Elle ne s’offusque pas non plus que des soldats belges aient lacéré un drapeau rwandais devant des militaires de l’armée rwandaise (2). Pourquoi s’étonner que les troupes belges de la MINUAR aient quitté le Rwanda avec une si mauvaise réputation ?
Tous les faits qu’elle aligne, toutes les théories qu’elle échafaude tendent ainsi à confirmer sa vision d’une libération du Rwanda par le FPR. Exercice d’autant plus périlleux que les prémisses qu’elle avance avec confiance et méthode comportent beaucoup de suppositions qui peuvent se révéler non fondées et ainsi vicier tout son édifice. C’est ce qui est arrivé à Madame Braeckman, qui proclame que l’attentat du 6 avril 1994 fut l’œuvre d’ « extrémistes hutu » de l’entourage du président Habyarimana. A partir de cette hypothèse, elle développe des théories détaillées sur l’état d’esprit, les motivations et les actes de ceux – tous hutu – qui ont dirigé le Rwanda et le Burundi de 1990 à 1994. Quelques mois après la parution de son livre, de nombreuses analyses et enquêtes ont infirmé sa version de l’attentat, ce qui a fait s’écrouler des pans entiers de son livre. Peu importe, elle continue à être citée comme une grande spécialiste.
Dans la même veine, elle s’évertue à donner une bonne image du gouvernement du FPR rwandais en le décrivant comme non ethniciste. Pour le faire, elle accorde beaucoup de place aux déclarations des hutu qui ont accepté d’y participer, dont le premier ministre Faustin Twagiriamungu, le ministre de l’Intérieur Seth Sendashonga, le ministre de la Justice Alphone-Marie Nkubito et le président Pasteur Bizimungu. Malheureusement pour elle, tous seront chassés, assassinés ou incarcérés quelques mois ou quelques années plus tard. Certains seront même accusés d’avoir participé au génocide. Ainsi s’effondrent d’autres pans de son livre.
Autre exemple du parti pris criant de la correspondante de guerre : elle attribue le déplacement vers Kigali du million de réfugiés intérieurs entre 1990 et 1994 au machiavélisme du gouvernement Habyarimana, jamais aux exactions et aux sévices du FPR. Qu’un correspondant de guerre choisisse un camp et fasse le nécessaire pour l’aider à emporter la victoire, il n’y a rien à redire. D’autres l’ont fait avant elle : Winston Churchill, Rudyard Kipling, Peter Arnett, Ernest Hemingway, Olivar Asselin, René Lévesque. Mais eux affichaient leur partialité, ce que Madame Braeckman refuse de faire. Mais c’est en quittant le domaine du reportage de guerre pour tenter d’expliquer les causes et les origines de la catastrophe rwandaise qu’elle se vautre dans la tradition de la littérature populaire sur l’Afrique. Dès la fin de son introduction, intitulée « Il était une fois », elle laisse voir sa propre pensée. Elle y revient régulièrement, tantôt en posant des questions renfermant déjà leur réponse, tantôt en prêtant à d’autres des propos qui vont dans le sens voulu.
« Dernier avatar de l’Afrique précoloniale », dit-elle. La barbarie qu’elle décrit serait une réincarnation de l’Afrique d’avant l’arrivée des civilisateurs européens. Autrement dit, la mission civilisatrice de l’Europe, en dépit de tant d’efforts, n’a tout simplement pas réussi à contenir la barbarie et, laissés à eux-mêmes depuis les indépendances, les Africains n’ont pas réussi à endiguer leurs instincts qui les ont « projetés au-delà du bien et du mal ». Par ailleurs, l’auteur se lance dans de spéculations philosophiques, tout en les agrémentant d’un point d’interrogation rhétorique qui ne laisse aucun doute quant à son opinion.
L’homme, selon Colette Braeckman, est ainsi projeté au-delà du bien et du mal, et ce, malgré la christianisation universelle des Rwandais et les années d’apprentissage du droit humanitaie, des lois de la guerre et de la protection des femmes et des enfants. « Serait-il possible, poursuit Braeckman, que le soudain contact de ces très anciennes sociétés fermées avec le monde des Européens, la conquête coloniale et les distorsions sociales qu’elle a entraînées aient soudain brisé les tabous culturels anciens ? Que la greffe du christianisme non seulement n’ait pas pris en profondeur mais ait provoqué un siècle après, un rejet total et audestructeur ? » (3). Une greffe sur le corps africain, voilà ce qu’est le christianisme au Rwanda d’après Colette Braeckman ! Une greffe sur un corps africain qui le rejette et qui se détruit en même temps ! Au cas où le lecteur ne saisirait pas son message, l’auteur fait dire à un évêque au wanda ! « Le message chrétien n’est pas passé. Après presque un siècle d’évangélisation, tout est à recommencer ».
Pour Carol Off, le christianisme n’était qu’un « revêtement » qui ne fait pas le poids contre les forces primaires. Pour Gil Courtemanche, le catéchisme rwandais est la haine, la violence, l’ensorcellement et le mensonge, tandis que les églises sont des chambres à gaz. Pour Gourevitch, les Rwandais auront couru comme une meute vers les fonts baptismaux suivant aveuglement un chef converti. Notre bande des quatre convient donc d’une chose ils reprochent tous aux Rwandais d’avoir mal assimilé la religion chrétienne. Ils auront adopté les rituels, mais sans « s’être libérés des forces de leur environnement et de l’héritage ténébreux de leurs ancêtres », comme l’avait écrit avant eux – 1958 – un autre chantre de l’Empire (4). Outre la présomption de ces auteurs de se poser en juge du comportement religieux des Africains, ces reproches contiennent un autre message beaucoup plus insidieux. S’il y avait un lien entre le soi-disant rejet du sens et des valeurs du christianisme et la barbarie que ces auteurs décrivent avec tant de vigueur, il s’ensuit que les Africains auraient pu se prémunir contre de telles catastrophes si seulement ils avaient bien assimilé la religion des Européens. Bref, hors du Christ, point de salut ! Ou est-ce que l’Europe a abandonné sa mission civilisatrice trop vite ? Cette idée, reprise jusqu’à la nausée, voulant que le message chrétien n’ait pas été bien reçu par les peuples africains est d’un ethnocentrisme inégalé. Au cours de l’histoire, pour chaque chrétien qui, au nom de sa religion, s’est battu pour la paix, pour l’égalité des humains, pour la justice, pour la liberté et contre la guerre, il y en a aumoins dix qui, au nom de la même religion, ont déclaré la guerre, conquis des pays par les armes, massacré des innocents, réduit des millions de personnes en esclavage, colonisé des peuples, ouvert des camps de concentration et bombardé des populations civiles. Prétendre que les tueries au Rwanda sont la preuve que le message chrétien n’est pas passé, c’est ignorer l’histoire des pays chrétiens depuis 2000 ans.
La meilleure réplique à cette idée vient de Muhammed Ali. Alors qu’il visitait les ruines du World Trade Center New York dans la foulée de l’attentat du 11 septembre 2001, un journaliste lui a demandé comment il réagissait au fait que les auteurs de l’attentat étaient comme lui de religion musulmane. Et Muhammed Ali de répondre : Comment réagissez-vous au fait qu’Adolf Hitler tait de la même religion que vous ? »
Non seulement Colette Braeckman juge les religions, mais elle se fait aussi spécialiste de la culture et de l’art africains. Elle y voit un lien avec la violence. Selon elle, le Rwanda indépendant n’a guère de représentation symbolique. Son art figuratif n’est qu’un « art enfantin et indigent ». Elle se demande ensuite si cette absence de moyens d’expression artistique n’est pas aussi « une source de violence » : puisque la symbolique artistique y compris la parole, n’est pas possible, les rwandais passent plus rapidement à l’acte meurtrier.
Ces élucubrations résonnent sûrement chez tous les peuples dominés ou colonisés qui se battent ou qui se sont battus pour conserver leur dignité. Combien d’entre eux, et depuis combien de temps, se sont fait dire qu’ils n’ont pas de culture, pas de littérature, pas d’histoire, et pour ces raisons, qu’ils ne méritent pas d’exister ?
Le livre de Colette Braeckman fut publié en 1994, environ trente-quatre jours après le départ de l’Afrique du colonisateur belge. Dans ce livre, l’auteur se crée un cadre historique où les trente dernières années sont présentées comme une rapide descente aux enfers, et elle le répète à l’envi. « Il y a plus de trente ans, écrit-elle, que le Rwanda est imprégné d’une culture génocidaire ». « En trente ans, la propagande a éradiqué le sens du bien et du mal ». Son message est encore une fois on ne peut plus clair. Avant 1960, quand les Belges étaient encore en poste, le Rwanda était protégé contre les malédictions qu’il a connues depuis. Mais laissé à lui-même, tout peut arriver.
Madame Braeckman a parlé du « dernier avatar de l’Afrique précoloniale ». Il sera difficile de trouver un meilleur « avatar de la mission civilisatrice de l’Europe et du colonialisme » que ses propres écrits.
« Ca ne s’est pas passé comme ça à Kigali »
par Robin Philpot