En novembre 1995, devant les Assises de Rouen (France), s’ouvrait le procès des membres de l’équipage du cargo Mc Ruby. Au terme du procès, qui dura près de 4 semaines, cinq des marins (Vladimir Ilnitskiy, Valéry Artemenko, Oleg Mikhailevskiy, Petr Bondarenko et Sergueï Romashenko) furent condamnés à 20 ans de réclusion criminelle pour séquestration et assassinat grâce au témoignage de Kingsley Ofosu, l’unique rescapé de cette barbarie. Originaire de Takoradi, le jeune Ghanéen était monté clandestinement dans ce navire, le 24 octobre 1992, parce que son rêve était d’étudier et de devenir ingénieur dans l’automobile, une possibilité que ne pouvait lui offrir son pays où “il faut beaucoup d’argent pour aller à l’école”. C’est lui, Ofosu, qui raconta à la police, puis, aux juges de Rouen comment ses huit compagnons furent tabassés, puis, abattus à l’arme à feu avant d’être jetés par-dessus bord dans la nuit du 2 au 3 novembre 1992.
Selon des amis ghanéens, le président, Jerry Rawlings, avait fait de la mort des 8 jeunes une affaire personnelle, exigeant le jugement de l’équipage et faisant savoir aux autorités françaises et ukrainiennes que la vie des Ghanéens était autant importante que celle des Ukrainiens et que son pays n’excluait point de rompre les relations diplomatiques avec la France et l’Ukraine si justice n’était pas rendue aux victimes et à leurs familles.
A la fin des années soixante-dix, il y avait déjà, chez cet homme né le 22 juin 1947 d’un père écossais et d’une mère ghanéenne, cette soif de justice sociale. Pour arrêter la descente aux enfers de son pays et mettre fin à la paupérisation du peuple, il décida d’agir. Avant de passer à l’action, Rawlings réunit ses camarades et leur tint le discours suivant : “Ceux qui ont pillé le pays ne peuvent pas se retirer comme cela, en héros, et continuer ensuite à tirer les ficelles. Il ne peut y avoir de changement véritable dans ce pays sans purification. Il nous faut agir, et vite. Il faut une action vigoureuse, drastique, radicale pour purger le pays. Il faut punir les criminels d’Etat qui nous ont réduits à cette situation d’indignité”.
Pour Jerry John Rawlings, agir voulait dire renverser le régime corrompu qui était au pouvoir. Malheureusement, pour lui et ses compagnons, le coup d’état du 15 mai 1979 échoua. Rawlings fut arrêté et emprisonné. Lors de son procès radiotélévisé, il fait sensation en prononçant des paroles qui font mouche. Il gagne alors l’estime et l’admiration de ses compatriotes. Il est applaudi quand il déclare : “Je suis là pour mettre en garde les officiers supérieurs, les politiciens, les hommes d’affaires et les criminels étrangers contre notre colère. Ils se sont servis de notre sang, de nos sueurs et de nos larmes, bref, de notre travail pour s’enrichir et se noyer dans le vin, dans le sexe. Pendant ce temps, vous, moi, la majorité, nous luttions quotidiennement pour survivre. Moi, je sais ce que c’est que d’aller au lit avec un mal de tête provoqué par un ventre vide. Je préviens ceux qui s’aviseraient d’aider les goinfres qui nous exploitent à fuir qu’ils paieront pour eux. Ils seront jugés, châtiés pour les privations qu’ils ont imposées au peuple.” Il ajoute : “L’heure du jugement est arrivée. Et ce n’est nullement une question de militaires contre civils, d’Akans contre Ewés, ou de Gas contre nordistes, mais, de ceux qui possèdent contre ceux qui n’ont rien. Vingt-deux ans après l’indépendance, vous et moi continuons à cogner nos têtes contre le sort, contre le sol, en croyant que Dieu viendra nous sauver de leurs griffes. Il ne viendra pas si vous ne prenez pas vous-mêmes en main votre propre destin ! La France a tiré son salut d’une révolution. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique, la Chine, l’Iran aussi ! Laissez-moi vous dire que Dieu n’aide pas les gens qui dorment. Ne comptez pas non plus sur les gros messieurs que vous voyez passer dans de belles voitures. Ils ne peuvent pas vous aider, parce que leur ventre est plein ; leurs enfants mangent à leur faim et ils ont les moyens d’aller et venir où ils veulent, comme ils veulent”.
Condamné à mort, Rawlings est finalement libéré par un groupe d’officiers. Le 4 juin 1979, il tente un autre coup qui le porte au pouvoir. En 1981, une élection démocratique permet au civil, Hilla Limann, de succéder au militaire Rawlings mais les mauvaises herbes ne tardent pas à réenvahir le champ politique ghanéen, ce qui l’oblige à reprendre le pouvoir le 31 décembre 1981. Avant de prendre sa retraite en 2001, il démocratise le pays et fait inscrire dans la Constitution la limitation des mandats présidentiels à deux (sur notre photo, en 1991, il accueille à Accra Nelson Mandela en tournée mondiale de remerciement dans les pays qui avaient aidé à sa libération ; le jeune lieutenant d’aviation Jerry John Rawlings, à l’époque chef de la junte militaire PNDC au pouvoir au Ghana, s’inspirera de Mandela jusqu’à sa mort).
Il refusa de s’éterniser au pouvoir tout comme il refusa “qu’un quelconque édifice public porte son nom. Car, pour lui, quand on a bien servi son peuple, on reste dans les cœurs”. S’enrichir était le cadet de ses soucis. La seule richesse qu’il valorisait était l’amour de son peuple. Et ce peuple l’aimait tellement que Rawlings n’avait pas besoin de se promener avec une sécurité et qu’il pouvait marcher dans les rues d’Accra, les yeux fermés. Sa sécurité, c’était ce peuple ghanéen à la grandeur et à la prospérité duquel il se dévoua corps et âme, ce peuple qu’il aimait profondément, sinon il aurait rejoint en Ecosse son géniteur, James Ramsey. Rawlings aimait l’Afrique et la première chose que sa vie nous enseigne, c’est cela : aimer l’Afrique, l’aimer envers et contre tout, l’aimer en dépit de ses incohérences, faiblesses et blessures. Le second enseignement, c’est que nous pouvons toujours changer le destin du continent car rien n’est joué ou perdu d’avance. Il suffit, pour cela, que nous le voulions, que nous soyons déterminés et que nous fassions passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers.
Certaines personnes vous marquent durablement alors que vous ne les ayez jamais rencontrées. Vous les aimez sans avoir reçu d’elles un présent ou un conseil. Et leur départ de ce monde vous brise forcément le cœur parce que vous vous souvenez alors qu’elles ont bien travaillé pour leur pays, qu’elles y ont mis de l’ordre au moment où il le fallait, qu’elles ne voulaient que le bien de leurs compatriotes, qu’elles ont refusé d’être idolâtrées ou célébrées de leur vivant. Ce sont des monuments et, pour moi, Jeremiah John Rawlings fait incontestablement partie de ces monuments, de ces hommes et femmes dont le continent africain peut être fier. C’était un homme formidable dans une Afrique qui bien souvent accoucha de dirigeants minables.
Le 12 novembre 2020 fut un jour triste pas seulement pour le Ghana mais pour l’Afrique qui se bat pour plus de liberté et de justice parce que c’est la fin d’une génération qui a cru et démontré que l’on pouvait gouverner autrement et que l’Afrique pouvait présenter un meilleur visage. Cet infatigable combattant de la justice sociale, ce héros qui ne se prenait jamais trop au sérieux, cet homme mythique mais simple et accessible, l’Afrique ne cessera de le pleurer.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).