Guillaume Soro, exclu de la liste pour le scrutin présidentiel du 31 octobre en Côte d’Ivoire, en appelle à Emmanuel Macron afin qu’il prenne position contre Alassane Ouattara, le président sortant qui brigue un troisième mandat alors que la constitution ivoirienne limite à deux le nombre de mandats. Voici la lettre qu’il vient de faire parvenir au chef de l’Etat français.
« Monsieur le président de la République,
Permettez-moi de vous écrire, comme tout homme épris de liberté sait pouvoir le faire, quel que soit son nom ou son origine. Permettez-moi de m’adresser au représentant d’une Nation qui a placé la grandeur au cœur de son Histoire et dont la Lumière éclaire le monde depuis si longtemps. Permettez-moi de vous parler au nom de tous ceux qui croient que la démocratie est le seul avenir possible pour le continent africain, comme pour tous les autres, et qui n’hésitent plus à pourfendre les crimes commis contre la juste expression d’un suffrage populaire.
Je suis le petit-fils de Sekongo Kadioyaha, ancien des troupes coloniales ayant fièrement servi comme tirailleur, au cours de la deuxième Guerre mondiale, pour vaincre les nazis. Je suis le neveu de Yéo Nanienehorona Adama, mobilisé lors de cette même guerre et qui, ayant participé à toutes les campagnes militaires françaises, fut décoré de la Légion d’honneur des mains du président Jacques Chirac. Ils se sont battus avec dignité et honneur pour la France, ce grand pays de la liberté et des droits de l’Homme : ils étaient si fiers d’avoir pris part à ce combat contre des forces farouchement opposées à la démocratie. Ils ont tant marqué mon enfance, ma jeunesse et ils m’ont tant inspiré par leur expérience et par leur sagesse.
La Constitution, socle de notre édifice républicain, est en train d’être démolie.
Dans mes mots, ils sont toujours présents, et c’est aussi en leur nom que je m’adresse à vous aujourd’hui, Monsieur le Président. Avec humilité et avec gravité. Avec simplicité, aussi. Je veux vous parler de la Côte d’Ivoire, un pays que j’aime par-dessus tout et que j’ai eu l’honneur de servir comme Premier ministre et comme président de l’Assemblée nationale.
Le pays est pris dans un tourbillon qui fait valser les libertés fondamentales et démantèle l’état de droit et met à mal une démocratie que beaucoup prenaient en exemple. La Constitution, socle de notre édifice républicain, est en train d’être démolie. Aucune femme, aucun homme de bonne volonté, aucun démocrate au monde ne saurait se résigner face à ce crime commis sous nos yeux contre l’un des pays les plus importants et les plus stables d’Afrique. Et que dire de ces milices du pouvoir qui attaquent désormais les manifestants pacifiques à coups de gourdins et de machettes sous les yeux complices de la police, que dire de ces femmes humiliées et violentées, que dire des manifestations désormais interdites, que dire de toutes ces exactions largement dénoncées par Amnesty International et par tant d’autres ONG ?
Vous vous êtes rendu récemment en Côte d’Ivoire mais êtes-vous vraiment informé de ce qui est en train de se jouer ?
Le 22 décembre 2019, jour de votre anniversaire, par un hasard du calendrier, vous vous trouviez en visite officielle à Adidjan et le gratin du pouvoir ivoirien, en bout de course, profitait de cette aubaine pour se réunir autour de vous, en vous aidant, dans un étrange symbole, à souffler sur le gâteau. Le vice-président de la République avait endossé la posture du maître de chœur pour entonner un « Joyeux anniversaire », repris à l’unisson par tous les membres du gouvernement présents à ses côtés. Dépitée, l’opinion ivoirienne trouva également de bien mauvais goût le dandinement pathétique d’un président de 75 ans sur une piste de danse, tentant de vous amadouer en cette circonstance qu’il pensait propice, alors que la situation sociale du pays est si préoccupante.
Nous sommes des millions et des millions. Nous avons tendu l’oreille. Nous n’avons entendu que le silence de la France.
Horrifiés, les Ivoiriens assistèrent, quelques heures à peine après votre départ du pays, à une vague de répression inédite et brutale contre l’opposition, visant plus particulièrement les militants et les dirigeants du mouvement Générations et Peuples Solidaires (qui compte plusieurs millions de membres), qui se trouvèrent battus et emprisonnés arbitrairement. Moi-même, président de ce Mouvement, j’étais traqué et interdit de séjour en Côte d’Ivoire, mon pays, sous un prétexte fallacieux et reconnu comme tel (à l’unanimité des juges) par la Cour africaine des droits de l’Homme .
Nous sommes des millions et des millions. Nous avons tendu l’oreille. Nous n’avons entendu que le silence de la France, chère patrie des droits de l’Homme. Un silence assourdissant.
Quand le Chef de l’Etat ivoirien sortant, M. Ouattara, sous pression, fit une annonce tonitruante indiquant qu’il ne briguerait pas un troisième mandat, comme si ce retrait faisait de lui un grand démocrate (alors que ce nouveau mandat le conduirait tout simplement à violer la Constitution!), vous avez cru devoir le féliciter en le qualifiant « d’homme de parole et d’homme d’Etat », en saluant « sa décision historique ». Monsieur le Président de la République, j’imagine que vous êtes informé du revirement de M. Ouattara qui, le 6 août dernier, a annoncé qu’il briguerait finalement ce troisième mandat usurpatoire, en violation de la Constitution et en violation du serment qu’il avait fait devant la Nation. Monsieur le Président de la République, puisque, en vous exprimant une première fois, vous êtes désormais partie-prenante dans le débat politique ivoirien, votre silence face à la forfaiture qui se dessine serait incompréhensible et totalement incompris. Pire, aux yeux de beaucoup, il vaudrait complicité. Et ce n’est pas seulement la Côte d’Ivoire qui se trouverait bafouée, mais l’Afrique toute entière, celle dont la jeunesse a plus que jamais soif de démocratie et aspire à ce changement que vous avez si bien su incarner en France !
Votre réaction, Monsieur le Président de la République, déterminera une partie du regard que la jeune génération d’Africains portera sur la France et les valeurs dont elle se réclame. La patrie de Voltaire, de Hugo, de Schœlcher, de Clemenceau, de Jaurès, de Mendès-France, du Général de Gaulle, et de tant d’autres, est-elle toujours du côté de la démocratie et de la liberté ?
La France ne peut pas aller dans le sens de ceux qui piétinent les libertés fondamentales d’un pays.
Je ne demande rien pour moi-même : seulement des élections honnêtes et justes dans lesquelles chaque candidat pourra se présenter librement, pour que le peuple puisse voter librement. En Côte d’Ivoire, après 60 ans d’Indépendance, la population n’acceptera pas l’émergence d’un pouvoir usé qui cherche à se maintenir à tout prix à la tête de l’Etat, en écartant arbitrairement du jeu démocratique tous ceux qui, constitutionnellement, sont en droit de solliciter le suffrage populaire. Monsieur Ouattara, le seul qui n’y est pas autorisé par la Constitution, pourrait donc se faire adouber à travers une pseudo-élection d’un autre âge ? Qui pourrait accepter cela ?
L’Afrique croit en la France en tant qu’elle est le pays de la démocratie et des libertés, aujourd’hui comme hier. Votre parole est forte. Elle est attendue, en Côte d’Ivoire et bien au-delà de la Côte d’Ivoire. La France ne peut pas aller dans le sens de ceux qui piétinent les libertés fondamentales d’un pays : c’est ma conviction absolue et c’est aussi l’espoir de millions de femmes et d’hommes qui croient en la démocratie.
Dans cette attente, recevez ma très respectueuse considération ».
Signé Guillaume Kigbafori Soro
Député
Président de Générations et Peuples Solidaires
Ancien Premier Ministre de Côte d’Ivoire
Candidat à l’élection présidentielle d’octobre 2020