Au Maroc et en Algérie, la question des familles de djihadistes n’est guère débattue publiquement. Bien que moins touchés que la Tunisie. Tous les trois pays doivent, cependant, composer avec la problématique du « retour » de ressortissants ayant combattu dans les rangs du groupe Etat islamique (EI).
– MAROC –
A leur retour, les Marocains partis combattre aux côtés d’organisations djihadistes à l’étranger sont, systématiquement, interpellés, jugés et incarcérés, dans le cadre de la politique « proactive » prônée par Rabat.
En 2015, le nombre de Marocains dans les rangs de groupes djihadistes en Irak et en Syrie était estimé à plus de 1.600.
Depuis, certains sont morts « dans des opérations kamikazes ou ont été abattus par les forces de la coalition » internationale anti-djihadiste, tandis que d’autres « ont pris la fuite » vers des pays tiers, avait indiqué, il y a quelques mois, Abdelhak Khiam, patron du Bureau central d’investigations judiciaires (BCIJ).
Ceux qui rentrent sont arrêtés et écopent de peines allant de 10 à 15 ans de prison. Le temps de laver leur cerveau. Plus de 200 « revenants » avaient été interpellés et traduits devant la justice à la mi-2018, selon des chiffres officiels.
« Notre législation (…) permet aux services de police d’appréhender les +revenants+, de les soumettre à des interrogatoires et de les » juger, relève Abdelhak Khiam.
Outre ces arrestations, Rabat multiplie les annonces de démantèlement sur son sol de cellules liées à l’EI, dont une partie constitue des filières de recrutements de combattants.
Fort de ces opérations, mais aussi, de son encadrement du champ religieux, le royaume revendique une politique « proactive » en matière de lutte antiterroriste depuis les attaques suicide de Casablanca (33 morts) en 2003, et l’attentat de Marrakech (17 morts) en 2011.
Fin 2018, deux touristes scandinaves ont, toutefois, été retrouvées décapitées dans le Sud du Maroc par les membres d’une « cellule terroriste », selon Rabat.
Le chef présumé de cette « cellule », Abdessamad Ejjoud, avait été condamné par le passé pour avoir voulu rejoindre les zones alors contrôlées par l’EI en Irak et en Syrie, avant de bénéficier d’une réduction de peine.
Il existe, par ailleurs, au Maroc, une « Coordination de défense des détenus islamistes » qui s’oppose aux arrestations des combattants marocains, imputant la « responsabilité » des départs aux « oulémas (savants musulmans) qui ont « appelé les musulmans à partir combattre en Syrie en 2013 », a souligné le porte-parole de cette coordination, Abderrahim El Ghazali.
– ALGERIE –
A l’instar du Maroc, le voisin algérien a connu, ces dernières années, des départs de combattants. Aucun chiffre officiel n’est connu sur leur nombre.
Une source judiciaire avance, cependant, le nombre de 205 Algériens « recherchés pour terrorisme à l’étranger fin 2017 ». « La majorité sont (présumés) morts en Libye et dans les pays du Sahel, une soixantaine en Syrie et quelques-uns en Irak », a-t-elle ajouté.
Une source sécuritaire estime que ces départs ont été bien moins nombreux qu’au Maroc, et surtout, en Tunisie.
Interrogée, Louisa Dris-Aït Hamadouche, professeure de sciences politiques à l’Université Alger 3, évoque « deux types de raisons » pour expliquer que ces départs aient été moins importants.
D’abord, la mise en place d' »instruments préventifs » pour « contrôler en amont les mouvements des cellules susceptibles d’être activées et envoyées en Syrie et en Irak ». « A titre d’exemple, le maintien des visas avec certains Etats considérés comme des zones de transit (Egypte et Turquie, notamment) ».
Ensuite, « les difficultés qu’ont les réseaux terroristes à recruter en Algérie », due à « l’impact de la lutte antiterroriste » mais aussi à l’existence d’un autre terrain (djihadiste) dans le Sud, à savoir, le Mali par exemple ».
Il n’existe pas non plus de chiffres officiels sur d’éventuels retours de combattants.
Les autorités ne cherchent pas à récupérer ces djihadistes et, pour ceux qui tenteraient de revenir, « c’est directement la case prison », dit une source sécuritaire sous le couvert de l’anonymat.
– TUNISIE –
Quant aux autorités tunisiennes, elles ont entamé des démarches pour rapatrier des enfants de djihadistes partis combattre en Libye, mais, les efforts restent largement « insuffisants » selon une ONG internationale, qui s’inquiète, aussi, de la situation de familles en Syrie.
Dans un pays toujours sous état d’urgence et qui reste traumatisé par la vague d’attaques sanglantes de 2015 et 2016, le gouvernement est en revanche explicitement défavorable à tout retour organisé de combattants, ainsi qu’une bonne partie de l’opinion.
Pour la Tunisie, pays qui fut ces sept dernières années l’un des principaux pourvoyeurs de djihadistes au monde, ce casse-tête frappe littéralement à ses portes : fin janvier, la police scientifique tunisienne s’est ainsi rendue à Misrata, en Libye, pour prélever des échantillons ADN sur six enfants dont les parents tunisiens auraient été tués à Syrte, ex-fief libyen de l’EI, selon le Croissant rouge local.
De source gouvernementale tunisienne, on confirme ces prélèvements ADN, en ajoutant qu’il s’agit des premiers tests effectués pour s’assurer de la nationalité d’enfants de djihadistes, avant de les rapatrier.
Malgré cette dernière démarche, Human Rights Watch (HRW) se montre sévère envers Tunis.
« Les responsables tunisiens ont tardé à faciliter le retour d’enfants tunisiens actuellement détenus sans inculpation à l’étranger », a dénoncé l’ONG.
Dans un texte documenté, HRW souligne l’importance de la question pour ce pays d’Afrique du Nord de 11 millions d’habitants.
« Même si la Tunisie n’est pas le seul pays qui rechigne à aider ces femmes et ces enfants à rentrer chez eux (…), c’est la Tunisie qui a le plus de ressortissants dans cette situation », avance l’organisation.
Elle relève, notamment, qu’environ 200 enfants et 100 femmes tunisiens sont « détenus dans des prisons et camps sordides en Libye, Syrie et Irak ».
A Tunis, ces dernières années, les autorités ont évoqué le chiffre de 3.000 Tunisiens partis combattre à l’étranger aux côtés d’organisations djihadistes. Un groupe de travail de l’ONU a, lui, parlé de plus de 5.000.
Beaucoup sont morts au combat, mais, l’épineuse question du retour se pose avec davantage d’acuité depuis que Washington, sur le point de retirer ses troupes en Syrie, pousse les pays d’origine à favoriser les rapatriements.
Des centaines de djihadistes étrangers sont détenus par les Kurdes en Syrie, auxquels s’ajoutent les femmes non combattantes et les enfants, et la Tunisie revient régulièrement dans la liste des pays cités.
S’agissant des familles, une source gouvernementale tunisienne assure que des démarches sont en cours depuis plusieurs années pour permettre leur retour.
Une liste de 43 enfants présumés tunisiens se trouvant en Libye a été établie en 2017, d’après la même source. Trois d’entre eux ont été rapatriés, la même année, une fois leur identité établie.
Depuis, les rapatriements patinent, admet toutefois cette source, évoquant des problèmes de coopération juridique entre Tunis et Tripoli et des difficultés à confirmer la nationalité des enfants, condition sine qua none.
Aucun rapatriement n’a eu lieu de Syrie ni d’Irak, relève pour sa part HRW.
Cité par l’ONG, le ministère des Affaires étrangères assure que la Tunisie « attache une importance particulière au cas des enfants détenus », en arguant être « fermement convaincue de la valeur des droits humains ».
Les autorités tunisiennes sont, en revanche, catégoriques sur le cas des combattants eux-mêmes : pas question de faciliter leur retour, alors que selon elles, au moins, 800 étaient, déjà, revenus par leurs propres moyens, à fin 2016, et se trouvaient alors détenus ou sous haute surveillance.
L’opinion publique est, particulièrement, attentive, et un débat public avait agité le pays dès début 2017 : un millier de personnes avaient manifesté pour s’opposer à tout retour, estimant que ces Tunisiens représentaient une grande menace pour la sécurité nationale.
« S’il y a des combattants tunisiens (…) qui veulent rentrer en Tunisie, la Constitution prévoit qu’on doit accepter tous les citoyens, mais, il faut qu’ils passent par la justice et éventuellement la prison », a réitéré le président, Béji Caïd Essebsi, récemment.
Selon l’Association des Tunisiens bloqués à l’étranger, qui milite pour faciliter les retours, les autorités craignent qu’un rapatriement des enfants n’accélère un retour de membres de l’EI. « L’Etat tunisien n’a pas de stratégie pour prendre en charge ces enfants perturbés, qui ont 4 à 6 ans en moyenne », déplore son dirigeant, Mohamed Iqbel Ben Rejeb.
Alors que le « califat » de l’EI rend son dernier souffle, HRW reconnaît des « préoccupations légitimes » sur la sécurité.
Mais, des enfants sont bloqués dans des camps, « sans éducation, sans avenir (…), tandis que leur gouvernement semble ne pas lever le petit doigt », clame l’ONG, qui dit, notamment, avoir interrogé des proches de 13 femmes et de 35 enfants détenus en Libye et Syrie.
Ces enfants « doivent être traités avant tout comme des victimes », plaide l’ONG.
Avec AFP